Chapitre 4 – Enlèvement
Helen était nue comme un ver.
Calliopé n’était pas vraiment du matin. Pas avant une douche, une cigarette et un café et pas forcément dans cet ordre-là. Et encore moins après avoir quelque peu abusé de la boisson la veille. Elle regarda donc son amie qui la fixait elle aussi, avec une certaine appréhension, un certain temps avant que ses neurones ne se mettent en marche et qu’elle comprenne ce qu’elle voyait.
La Roumaine adopta brutalement un parfait visage rouge pivoine ; mais elle ne pouvait détacher son regard de ce qui la fascinait le plus. Tout le dos d’Helen était tatoué, avec un art prodigieux. Calliopé n’eut aucun mal à reconnaitre un irezumi, un tatouage traditionnel japonais. Il représentait un complexe dragon oriental, qui courait de la base de sa nuque à la descente de ses reins. Voir un tel travail en photo était une chose ; l’admirer en vrai, sur la peau pâle d’une connaissance proche en était une autre. Elle restait figée, en proie à une fascination hypnotique doublée d’une profonde charge érotique. Elle en oublia le second détail qui, l’instant d’avant, l’avait pourtant tant surprise.
C’est la prise de conscience qu’admirer le corps nu d’Helen avait sur elle des effets pas prévus du tout, selon ses normes personnelles, qui la fit rougir derechef et se tourner brusquement, en bafouillant :
— Heuu… désolée de… Je ne savais pas que… heuu… Je vais aller m’habiller, hein, le temps que tu…
Helen se retint de rire, mais ne put éviter de pouffer, le regard attendri, après ce bref moment de surprise commune. Elle avait capté et adoré ce qu’avait fugacement montré le regard de sa protégée, même si elle se reprochait quelque peu de l’avoir mis mal à l’aise. Toutefois, elle ne le regrettait guère finalement ; elle n’aurait jamais, autrement, pu voir cette lumière chaude, qu’elle connaissait bien, dans les yeux de la roumaine. Elle resta de dos, laissant Calliopé filer à toutes jambes.
— Je suis navrée ! Je viens de recevoir un appel téléphonique et j’ai omis de tenir compte du risque que cela vous réveille. J’ai eu un petit oubli quand à ma nudité.
La voix de Calliopé se fit entendre depuis la chambre.
— Pas… pas de soucis ! T’es chez toi, hein ! Je ne savais pas que tu avais été au Japon ?
Helen tira un sourire, et se dirigea vers la salle de bain pour y chercher un peignoir.
— C’est le cas, mais ce tatouage, s’il a bien été réalisé par un grand maitre japonais, vient de San Francisco. Une escapade, il y a quelques années.
— Ça a dû coûter une fortune, il est magnifique !
Helen enfila son peignoir et passa la tête rapidement vers la chambre, sans y entrer. Calliopé était de dos et s’habillait rapidement. Elle était aussi peu douée pour se vêtir avec élégance que pour choisir ses tenues.
— En longue patience surtout. C’est un cadeau que l’artiste m’a proposé après lui avoir rendu un service.
— Mais tu rends service à tout le monde ?
— Cela m’arrive, oui. Il y a du café chaud, voulez-vous un petit déjeuner ?… Et j’ai un message pour vous : l’inspecteur en charge de l’enquête a appelé, votre appartement ne sera disponible que ce soir au plus tôt et il souhaite vous recevoir dans les locaux de la police de Blanc-Mesnil à dix-sept heures.
— Ha, me convoquer ? Pff… et il a trouvé ce qui avait été volé ?
— Selon lui, rien. C’est bien pour cela qu’il souhaite en discuter.
Calliopé apparut dans le salon, vêtue de son tailleur-pantalon de la veille, froissé et de guingois. Helen ne put se résoudre à laisser la chose sans intervenir et approcha pour commencer à tirer, déplisser et réajuster l’ensemble. Calliopé râla, forcément, ce qui n’arrêta pas la gouvernante.
— Il ne manque rien des listes que vous leur avez confiées ce qui, je suppose, attise leur curiosité. Cela me conforte dans l’idée que votre appartement a été clairement retourné pour y trouver une chose bien précise.
— Je me demande bien quoi ? Ce qui était précieux était sur mes listes. Le reste, c’est des bouquins, quelques papiers et des bibelots anciens sans intérêt sauf pour les amateurs de vieux trucs et les fouineurs comme moi.
— Alors soit il manque un de ces bibelots non listés, soit ces cambrioleurs pensaient y trouver ce qu’ils cherchaient et seront repartis bredouilles… voilààà… c’est mieux.
— Tu sais, j’pouvais le faire, hein.
— Ho sans doute oui, mais je ne pouvais laisser ce désastre plus longtemps sans m’en occuper. Un tailleur ne fait pas tout, il faut savoir le porter.
— Dis tout de suite que je ne sais pas ?!
Helen lâcha un sourire au regard joueur, presque le chat répondant à la souris.
— Vous ne savez pas. Et maintenant, que diriez-vous d’un petit-déjeuner ? Nous avons une journée de vacances forcées à occuper.
— Je veux bien, je meurs de faim. Tu ne bosses pas aujourd’hui ?
— J’ai pris mes dispositions hier soir.
Le petit-déjeuner fut vite expédié autour d’une discussion visant à décider du programme de la journée et faire oublier le petit incident matinal. Calliopé en profita pour tenter encore de convaincre Helen de la tutoyer ; peine perdue. Elle se vengea sur les toasts aux œufs et finit par accepter une visite du quartier guidé par son amie, qui était parvenue à la convaincre de troquer ses mocassins contre une de ses paires d’escarpins achetés la veille.
Le Marais était connu dans tout Paris comme le quartier gay de la ville. Mais il fallait savoir s’y retrouver dans l’entrelacs des artères entourant la rue Sainte-Croix de la Bretonnerie, pour découvrir l’envers du décor. Helen y était chez elle et confirma encore qu’elle connaissait Paris comme sa poche.
La balade matinale du duo s’égaya jusque derrière Beaubourg et Helen patienta un long moment après Calliopé, qui venait de se perdre chez un vieux bouquiniste qui cachait dans ses stocks quelques perles rares en matière de textes anciens. Elle prit donc son mal en patience, en remettant à plus tard ses propres envies d’exploration des boutiques locales de créateurs de prêt-à-porter. Elle aurait largement le temps d’étudier et tester les goûts de Calliopé en la matière.
Quand celle-ci sortit son nez des vieux livres, il était presque midi. Helen guida sa protégée quelques rues plus au nord vers Réaumur, pour aller y déjeuner à la Petite Vertu. Elles s’attablèrent autour d’une salade de chèvre chaud, dans un coin douillet de la grande salle ouverte, avec à côté un quatuor bruyant, dont il aurait été difficile de dire qui était fille, garçon ou quoi que ce soit de bien déterminé, exubérant et joyeux, tout à leur dégustation de tapas ; non loin, deux vieux joueurs d’échecs qui s’embrassèrent au mat du gagnant et, au bar, des motards impressionnants, aux allures de gros nounours en vestes de cuir et chaines cloutés, devisant avec les vendeuses des boutiques alentours, venues elles aussi déjeuner.
Calliopé avait un peu de mal à trouver ses repères dans cet environnement cosmopolite et si ouvert. Pour le coup, elle eu l’impression que toute son éducation et son enfance roumaine hululaient que ce qui se passait autour d’elle était indécent et anormal. Faire taire cette petite voix ne lui était pas si difficile : elle avait passé du temps à croiser bien d’autres cultures qui avaient déjà mis à bas la majeure partie des règles morales qu’on lui avait inculquées dans sa jeunesse. Mais sa gêne, elle le savait, devait sûrement s’apercevoir d’un bout à l’autre du café-restaurant.
Ce qui l’agaçait, c’est qu’Helen et ses manières désuètes, toujours tirée à quatre épingles, avait l’air, elle, totalement dans son élément. Elle avait d’ailleurs salué au passage le serveur et la patronne et, encore plus étonnant, avait dû arrêter, non sans en rire, l’assaut de deux des nounours à veste de motard qui étaient clairement décidés à lui faire la bise. Calliopé avait donc été au passage présenté et accueillie comme l’invitée d’une vieille connaissance des lieux ; et elle s’en sentait encore plus décalée et pas du tout à sa place, songeant avec une certaine autodérision qu’elle pourrait rajouter dans la longue liste de ses expériences : « a découvert et déjeuné dans un café-restaurant LGBT parisien. »
Alors que le dessert, des crèmes brulées au safran, venait d’arriver sur leur table, Helen la sortit de ses pensées :
— Vous avez l’air surprise, je supputais pourtant que rien ne pouvait véritablement vous étonner, au vu de votre parcours ?
— Ben… mon parcours n’a jamais… croisé la route de ce genre de milieux, en fait. Je veux dire, c’est pas dans ces coins-là que je fais de l’archéologie. C’est la journée des surprises et des choses étranges pour moi, apparemment.
Helen prit une moue de reproche maternel un instant :
— Vous ne sortez décidément pas assez, Calliopé. Il y a bien autre chose que votre travail, surtout à votre jeune âge et ce, même si je sais pertinemment que c’est votre principal moteur. Mais je pense tout du reste qu’il se trouve aisément plus étrange qu’un sympathique et agréable lieu de détente, havre d’une communauté très ouverte et fort accueillante autant que variée, non ?
Calliopé tira un sourire pensif un bref instant, avant de se pencher et soulever une des mèches de cheveux parfaitement alignées qui couvraient les oreilles d’Helen, dévoilant partiellement ce qu’elle avait vu ce matin. Bien que trop distraite alors par ses émotions pour y avoir réagi sur le moment, elle n’avait pas cessé d’y penser et répondit en même temps, baissant le ton :
— Oui… des oreilles pointues que je jurerais ressembler à celles d’elfes, par exemple. Je n’avais pas vu que ton tatouage, en fait…
Calliopé retira sa main, penchant la tête, le regard plus inquisiteur.
— Je me suis demandé si c’était une modification corporelle… mais tu les caches.
Helen plissa les lèvres et, pour un bref instant, baissa son regard si assuré et calme, avant de tourner légèrement la tête, autant pour reprendre contenance que pour vérifier que personne n’avait vu le geste de sa protégée. Elle passa une main nerveuse pour remettre en place ses mèches de cheveux.
— C’est… une mutation, non une fantaisie esthétique en effet. Leur apparence et leur existence ne furent guère à mon bénéfice, Calliopé. J’ai coutume d’éviter de montrer cet attribut étrange en dehors de toute intimité, afin d’échapper à des questions gênantes et des regards pesants dont je connais trop la nature.
— Tu ne devrais pas. Je crois qu’après la trilogie du Seigneur des Anneaux et du Hobbit, tu serais même considérée comme super-cool avec ça !
Helen tiqua encore déstabilisée, avant de froncer les sourcils.
— Calliopé, s’il vous plait.
Celle-ci afficha un sourire doux.
— Je ne me moquai pas de toi. Je trouve d’ailleurs cela joli. Étrange soit, mais tu n’es plus à cela près quant à l’étrangeté. Et bon… tu as vu la couleur de mes cheveux, hm ? J’aurais l’air un peu stupide à faire des commentaires sur un trait physique.
Helen ne répondit pas de suite, goûtant distraitement à la crème brûlée, avant de se décider, rivant son regard sur les yeux de sa protégée.
— Je ne crois pas que la comparaison soit valide. Vos cheveux blancs attisent la douceur de votre visage, ils ajoutent à votre beauté une lumière qui l’illumine encore. Le regard s’y perd, irrésistiblement attiré.
Calliopé piqua un autre fard, avec une bouille totalement désarmée et des yeux ronds comme des billes, en fixant le regard d’Helen qui restait rivée à elle. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose, en priant tout ce qu’elle pouvait pour trouver une banalité ou une blague, aussi médiocre soit-elle à sortir, mais bien sûr, forcément ce fut le moment que choisit son cerveau pour l’abandonner lâchement. Elle put juste tousser et aller loucher sur son dessert à son tour, avant de bafouiller piteusement :
— Heuu… m… merci ?
Helen hocha la tête, ayant repris sa noblesse altière, mais elle affichait une petite moue de malice.
— C’est sincère. Mais je ne cacherai pas trouver plaisant de vous voir décontenancé de l’avoir reçu. N’en ayez ici aucune sorte de gêne, il n’y a pas de meilleur lieu pour échapper au jugement des regards d’autrui.
Calliopé éclata de rire, avant de répondre en râlant, mais en ne pouvant retenir une autre crise de rire, qu’alimentait Helen avec des remarques joueuses et des sourires mutins et satisfaits, au point que leur fou rire finit par se communiquer à une bonne partie du café-restaurant. La patronne décida donc que ce serait une bonne idée d’offrir le digestif à tout le monde, et Calliopé n’échappa pas à d’autres discussions et d’autres occasions de rire, sous le regard de son amie qui poursuivait, comme la veille et toute la matinée, son observation toujours plus attentive et attendrie de sa jeune protégée, dont elle prenait tant plaisir à la voir vivre si joyeusement.
Un plaisir si doux, si puissant, qu’il lui rappela d’autres rires, d’autres jeunesses et d’autres complicités perdues depuis longtemps, dans une bouffée terrible de mélancolie, que nuls alentours, occupés à profiter de l’instant, n’aperçut vraiment. Mais Helen ne put que constater amèrement, ô combien parfois, elle pouvait sentir peser sur elle le poids de son âge.
Si ces gens qui l’entouraient et la berçaient de leur joie de vivre savaient.
***
— Vous dites que vous ne l’avez pas trouvé…
— Je dis que c’était le bordel dans cette piaule, qu’on a tout retourné, tout ouvert, tout forcé et qu’on a tout fouillé. Elle l’a pas !
— Nous vous avons envoyé toutes les informations et vous avez déjà encaissé la moitié du traitement exorbitant que vous avez exigé. Elle l’a ! Nos informations sont sûres, au contraire de vos hommes et de vos compétences.
— Hé ho, mes hommes ont fait ça propre, ils ont même pris un max de photos, de tout. Et ils n’ont rien piqué, même pas un cure-dent ! Alors vos infos, elles sont p’tet pas si sûrs que cela. On a fait le boulot, et y’avait rien ! Donc, faut payer !
— Non. Il ne faut rien du tout. Tant que vous n’avez pas retrouvé l’objet que nous vous avons demandé de nous livrer, je ne suis obligé de rien.
— Putain, mais si je te retrouve, toi, je vais te défoncer la gueule, juré quoi !
— Débrouillez-vous. Elle l’aura peut-être caché dans un endroit sûr, faites ce qu’il faut, et vous aurez votre argent.
*clic*
Dido -personne n’avait jamais bien su comment cet Auvergnat d’origine avait gagné un surnom pareil- perdit quelques secondes à incendier en vain son interlocuteur à l’autre bout du fil qui venait de raccrocher. Fixant son smartphone d’un air haineux, il fut tenté d’en faire des pièces en le fracassant contre le premier mur venu, mais se ravisa dans un grognement. Pas de téléphone, pas de coup de fil et donc pas de moyen de palper le fric que cet enfoiré lui devait.
— On fait quoi ?
La question venait de Rachid, qui malgré sa stature de colosse ventripotent, n’était guère à la fête quand son boss était de ce genre d’humeur.
— Plan B ! Va chercher Gégé et Tony et trouve une caisse, on fait ça ce soir. Qu’est-ce que t’attends ? Bouge ton cul, allez !
Rachid n’avait aucune idée du plan B, mais après tout et il le savait, il n’était pas payé pour connaitre les différents plans et leur numéro. Il n’attendit pas de se le faire répéter pour prendre la sortie de l’ancien atelier industriel de garagiste revisité -certains diraient fortifié- qui servait de quartier général à toute la bande. Au moins, voler une camionnette, il savait faire presque aussi bien que faire peur et mettre des claques, ça lui suffisait. Il entendit seulement derrière lui Dido qui beuglait encore, en bazardant dans la piaule un des nombreux amoncellements de bouteilles vides trainant sur les tables basses.
Il ne faisait clairement pas bon de s’attarder, et Rachid accéléra brutalement le pas.
***
* Mazda Alerte : connexion sécurisée établie, temps de connexion sécurisée : 6 minutes*
— Et s’ils ne le trouvent pas ?
La question n’avait pas été formulée oralement. L’écran du système de chat mettait toujours deux à trois secondes à afficher en clair les lignes de discussion cryptées. Mais le système permettait aussi l’envoi de flux audios et l’interlocuteur de Siever avait donc suivi tout l’échange téléphonique, bien que désynchronisé. Il fallait le temps de transmission, de décryptage et de traduction du français à l’anglais.
— Elle ne se trompe jamais. Il y avait quatorze projections finales possibles, nous en avons éliminé douze et c’est la plus pertinente des deux dernières possibilités. Je reste persuadée que c’est elle qui le possède. C’est forcément une Catena, nous sommes sûrs que toute sa lignée en fait partie depuis trois siècles.
— Cela ne répond pas à ma question.
— Ils sont sacrifiables. Les dispositions sont déjà prises en cas de besoin. Et s’ils ne trouvent rien, nous aurons sorti le loup du bois.
— Ne valait-il pas mieux temporiser, quitte à trouver de meilleurs agents à un moment plus propice ?
— C’est le collectif qui a insisté pour que nous retrouvions la pierre des Rothschild, rappelez-vous. J’avais suggéré que, puisque nous savions où trouver la fille Meliochev, cela ne pressait pas.
— Je conviens que cette hâte est peut-être prématurée. Mais c’est vous qui avez assuré pouvoir mettre la main sur l’objet.
— Et je l’assure toujours. Ça fait soixante-dix ans que vous voulez le retrouver ; vous n’êtes pas, je pense, à quelques jours près.
* Mazda Alerte : délai connexion sécurisée : 45 secondes restantes*
— Bien, nous nous recontacterons quand j’aurai des évolutions à transmettre.
— N’oubliez pas que nous attendons des résultats. Il y a déjà un certain investissement dans cette opération.
— Je ne l’oublie pas, mais n’allez pas me faire la leçon sur le prix que ça vous coute. Ça ne doit même pas représenter ce que vous avez gagné le temps de boire votre café du matin. Bonjour chez vous.
* Mazda Alerte : fin de transmission*
***
L’entrevue avec Duperez, inspecteur de police quarantenaire et fatigué, croulant sous un travail qui n’avait que de très lointains rapports même avec la plus réaliste des séries policières passant à la télé, fut fondamentalement aussi courte que peu utile. Calliopé ne put que répéter ce que l’officier savait déjà sur le cambriolage, l’absence de vol, la destruction fortuite de quelques pièces rares, mais sans véritable valeur historique ou marchande, le fait que Calliopé ne se connaissait aucun ennemi et guère de rivaux, en tout cas aucun sur le territoire français, voire européen. Elle demanda, avec un cynisme joueur si, dans les ennemis, deux ou trois clans traditionalistes du Béloutchistan, ça comptait ?
Duperez ne rit pas. Apparemment, il passait de trop pénibles journées pour que son sens de l’humour y ait survécu et il n’était pas non plus certain qu’il ait une idée de ce qu’était le Béloutchistan et ses plateaux désertiques. Il était assez évident cependant qu’il prenait cette histoire de cambriolage sans vol avec tout de l’esprit d’un flic qui n’aime pas les choses qui ne s’expliquent pas. Helen, qui resta silencieuse pendant pratiquement toute l’entrevue, pu déceler l’insistance maniaque et précise de l’interrogatoire en règle auquel Duperez soumit sa protégée, dans l’espoir de trouver une incohérence ou une contradiction éventuelle. Comme tout flic qui se respecte, il suspectait tout le monde tant qu’il n’avait pas de preuve sûre du contraire, y compris donc la victime présumée, ici Calliopé, qui s’énervait bien entendu à toute vitesse et n’admit de se calmer qu’après plusieurs interventions brèves, mais insistantes, d’Helen.
Après quelques signatures de papiers divers, Duperez confirma que mademoiselle Meliochev pouvait de nouveau retourner chez elle, l’équipe des traces et indices ayant fini son travail.
Une demi-heure plus tard, un taxi déposait le duo à la nuit tombée devant la villa de Calliopé, qui eut le plaisir de constater que la porte avait été remise en place, à défaut d’être réparé. Helen et elle s’engagèrent dans la petite allée qui menait à son porche.
— Ça va être un foutoir atroce là-dedans. Je vais appeler mon assurance pour qu’ils envoient quelqu’un pour les réparations.
— Je veillerai à vous aider à remettre de l’ordre, Calliopé. Mais, vous savez, il n’est pas nécessaire que vous séjourniez chez vous ce soir, je trouve grand plaisir à vous accueillir.
— Toi, t’as encore des idées derrière la tête ; si tu crois que je t’ai pas vu me faire passer devant des boutiques de fringues quand on s’est baladé cet après-midi, hein ? J’ai plus de sous de toute manière et va falloir que j’en avance pour payer la porte.
— Éventuellement je peux peut-être aider à…
Helen fut soudain très impoliment interrompue par l’apparition inopportune et massive d’une sorte de gros colosse gras rendu encore plus impressionnant, en sortant de l’ombre du porche, par le pistolet qu’il tenait en main, lui aussi de taille au premier abord déraisonnable, mine patibulaire fournie avec.
La menace était évidente, et Helen tourna vivement la tête à la recherche des comparses du colosse qui affichait satisfaction de son petit effet.
Il fut surpris. Helen le fut tout autant.
Il ne s’était pas passé une seconde depuis l’apparition du mastard, qui ouvrait la bouche pour, à priori, communiquer ses intentions, quand Calliopé asséna ses mains jointes en une sorte de double gifle sur l’arme de l’homme qui menaçait le duo. Il poussa un cri de surprise, qui se mua en couinement étouffé quand, dans le même geste, elle lui envoya son genou dans les parties. Sans oublier de délester sa victime du pistolet.
C’était allé très vite et Helen, pourtant sûre d’elle, en avait été surprise. Mal lui en prit, elle n’eut pas le temps de vérifier si l’homme avait un complice. La réponse lui fut fournie au cri strident de sa protégée, mais elle put entendre aussi le grésillement du taser qui venait de la mettre à terre. Elle fit un pas en avant pour tenter de s’emparer du pistolet tombé au sol, mais le colosse, décidément solide, eut le bon réflexe de s’en saisir, même s’il n’avait guère la force de se redresser. Helen arma un geste d’attaque avec sa canne ; elle n’eut pas l’occasion de l’achever. Le colosse venait de la saisir et lui arracher violemment, en même temps qu’elle se retrouvait face au second agresseur, taser en main.
— Tu bouges salope, je te descends !
Le terme était étrange : son arme était non-létale et l’homme, nettement plus commun que son camarade, était aussi bien moins sûr de lui. Mais Helen se savait en mauvaise posture. Elle aurait sans doute tenté sa chance seule. Elle savait qu’il n’était pas si évident que cela de la neutraliser avec un taser et, même à mains nues, elle gardait encore avantage. Mais Calliopé était hors de combat et le colosse était toujours armé et lui avait arraché sa canne.
La suédoise, qui toisait un peu tout le monde d’au moins une demi-tête, opta donc pour la sagesse et leva les bras en signe de fin des hostilités :
— Je me rends. Veuillez prendre soin de ma protégée ou m’en laisser la possibilité.
— Tu bouges pas !
— J’ai bien saisi que je ne bougerai pas. Vous êtes de toute manière armés et en position de force, n’est-ce pas ?
Le géant commençait à se remettre et Calliopé, quant à elle, venait de lâcher encore plusieurs hoquets consécutifs aux spasmes électriques, mais sans reprendre conscience. Helen restait la plus calme et immobile possible. Elle jeta un regard sur l’allée, se maudissant de n’avoir pas été intriguée plus tôt par la fourgonnette stationnée à quelque pas de là, qui redémarrait pour venir se placer au plus près.
— Allez bouge, tu grimpes là-dedans sans moufter ! Rachid, embarque la fille !
Le colosse acheva de soulever sa lourde masse, en proférant à voix basse des menaces colorées. Mais avec un certain professionnalisme, il attrapa Calliopé pour lui enfiler un sac de toile noire sur la tête et la ceinturer solidement, après avoir refilé son pistolet à son comparse, le tout sous la surveillance d’un troisième larron qui venait d’ouvrir la porte coulissante de la camionnette. À défaut d’être, selon Helen, tout à fait compétents, ils étaient organisés. Elle prit le risque pour un bref instant de venir se frotter le poignet et la manche droite de la main gauche, rapidement rappelée à l’ordre par celui que Rachid appelait Dédé et qui, avec un véritable pistolet mortel et efficace, se sentait immédiatement plus sûr de lui.
Un instant plus tard, Helen se retrouvait dans l’habitacle du véhicule, mains croisées derrière la tête, toujours tenue en joue. Calliopé eut un sursaut en revenant à la conscience et, immédiatement, ce fut la panique ; et chez elle, paniquer revenait à tenter de taper sur la première cible biologique qu’elle pourrait trouver. Rachid se prit un talon en pleine mâchoire, suivi de son jumeau qui trouva le nez, cette fois, la jeune femme devenant une furie d’autant plus dangereuse que, même à moitié sonnée et aveugle, elle savait comment donner des coups et sans hésiter. Le naturel revenant au galop quand on le chasse, elle hurlait et invectivait en roumain, avec un assez bon échantillon des pires injures de cette langue très riche dans ce domaine. Mais il y avait de la terreur dans sa voix et pour cause. Elle tentait frénétiquement de se débarrasser de la cagoule improvisée. Mais elle n’en eut pas le temps, pas plus qu’Helen n’en eut pour tenter de raisonner sa protégée.
Un énorme coup de poing de la part du colosse dont le nez saignait abondamment mit un terme à toute rébellion. Le bruit sec que fit l’impact donna un haut-le-cœur à Helen, qui dut réunir tout son flegme pour ravaler son émotion.
— Si vous l’abimez et la blessez, vous allez diminuer vos opportunités de l’interroger efficacement, messieurs !
— Ta gueule, pouffiasse ou tu prends pareil !
— Je ne doute guère risquer vos représailles en effet mais, encore une fois, si vous la blessez, il sera plus compliqué de l’interroger !
Une voix venue de l’avant de la camionnette offrit un répit bienvenu à Helen.
— Elle a raison, Rachid. Alors tu me les ficelles toutes les deux et tu arrêtes de les cogner ou c’est moi qui viens m’occuper d’toi !
— Qui que vous soyez, monsieur, je vous remercie et vous suis fort reconnaissante.
— Ouais, mais ta gueule toi aussi, si tu veux pas que je m’occupe de toi moi-même.
— Bien compris.
Helen n’insista pas et commença à prendre son mal en patience. Finalement, il était préférable que sa protégée soit inconsciente. Elle se souvenait, du peu qu’elle savait, que ce qui avait provoqué le blanchiment des cheveux de Calliopé avait aussi un rapport avec une phobie particulièrement sévère, dont elle songea qu’elle avait assisté à un aperçu. La canne d’Helen avait été embarquée avec elle, ce qui était une excellente nouvelle et elle se laissa faire avec une certaine coopération quand le troisième membre de l’équipée, Tony, vint lui lier les mains dans le dos. Il ne lui manquait plus que le nom du chef de cette bande. Elle commença à noter et mémoriser le maximum d’informations, un exercice qu’elle avait bien souvent déjà pratiqué, pour anticiper les données dont aurait besoin l’équipe de secours. Elle songea d’ailleurs qu’un de ces jours, il faudrait qu’elle songe à prévoir une alternative à sa canne à ce sujet.
***
— Chéri, c’est pas ton téléphone qui sonne, là ?
La réponse fut un borborygme incertain avant de devenir un grommellement.
— Kopfertani ! On peut plus faire de siestes crapuleuses. T’es sûr que c’est pas le tien, mon chou ?
— Ha non, moi je le mets sur vibreur, je te rappelle.
Cela grommela encore dans un mélange de divers patois allemands. Une main tâtonna dans la pénombre, avant de trouver l’interrupteur de la lampe de chevet. La lumière fut une bonne excuse pour râler encore, mais Karl mit enfin la main sur son portable. Et fixa l’écran avec un mélange de moue étonnée et de regard glauque.
Derrière lui, Jean-Marc hésitait quand à reprendre les activités câlines ou se rouler en boule sous la couette. Finalement, il se décida à lui aussi lever une tête ensommeillée et fixer l’écran de l’appareil de son amant. Il y avait un signal qui clignotait en rouge, et un prénom : « Helen ». Immédiatement, il était réveillé.
— Tu déconnes ou c’est… ?
— Sa balise. Ha, scheisse, la dernière fois qu’elle l’a activée, c’était du sérieux.
— Chéri, j’crois qu’il va falloir oublier la sieste et les câlins. On sort l’artillerie.
Karl bondit du lit, en étirant son corps craquelant quand même un peu de partout. Il ne faisait décidément pas bon de vieillir.
— Ouais, et puis tu adores quand je joue du Panzerfaust.