Chapitre 9 – Chaos

— Contre toute attente, je crains devoir conclure que ce n’était pas une idée de génie !

Calliopé cria un « quoi ?! » en guise de réponse, tandis que le duo passait, et non sans mal, le troisième carrefour de leur périple, aussi dévasté que les deux premiers laissés derrière elles. Sans feux de signalisation, la moitié des conducteurs avaient pris des risques à cœur joie qui s’étaient tous soldés de la même manière : de la tôle fracassée et des carambolages en chaine, dont certains laissaient deviner des traumatismes et blessures assez graves pour saturer tous les hôpitaux de Paris en une poignée d’heures si, du moins, pompiers et ambulanciers parvenaient eux-mêmes à circuler. Les couloirs de bus et voies d’urgences étaient déjà pris d’assaut en toute impunité par les particuliers, qui tentaient d’éviter les bouchons provoqués par les accidents et en généraient de nouveaux par leur imprudence. Pour les secours, ce n’était pas gagné.

Calliopé comprit enfin la remarque et cria vers Helen, à deux tours de roue derrière elle, pour se faire entendre par-dessus le concert assourdissant des cris, des moteurs et des klaxons :

— J’avais pas de tank !

Helen aurait bien commenté que ce n’est pas le genre de véhicule auquel elle aurait pensé, mais elle n’ajouta rien. Elle était bien trop concentrée à tenter de suivre sa jeune amie en train de remonter l’Avenue de l’Opéra à toute vitesse, ignorant l’usage des freins tout en louvoyant entre les voitures et les badauds éberlués. Du reste, entre la pluie froide qui redoublait et le bitume trempé, Helen avait vite réalisé que les freins incertains des vélos de location ne seraient d’aucune utilité. Quant aux pneus usés, jamais prévus pour s’adapter à un terrain mouillé, ils n’adhéraient que par une sorte de miracle de physique principalement dû à la cadence infernale que Calliopé imposait au duo. Helen songea avec admiration qu’il y avait là quelque chose à mi-chemin entre un talent de conduite de ces engins admirable et une témérité un peu suicidaire aux risques que prenait la Roumaine, tandis qu’elle fonçait pour parvenir à temps au Boulevard Haussmann, distant de pas loin d’un kilomètre.

Helen manquât se prendre un lampadaire et un piéton et, finalement, se glissa in extremis entre les deux sans qu’elle-même puisse dire comment elle était parvenue à cet exploit. Calliopé se faufilait déjà sur le trottoir de la Rue Auber en criant et faisant sonner la clochette de son vélo, se moquant de la panique qu’elle pouvait susciter. Helen se mordit la lèvre. Son amie filait vers le danger sans une seconde d’hésitation, avec un courage aveugle, alors qu’elle ignorait tout de sa nature. L’intendante se considérait comme la première responsable de la situation. Elle ne pouvait qu’estimer ce qui les attendait mais, en toute logique, ce serait particulièrement risqué et compliqué, au vu des moyens mis en œuvre et dont elle constatait les dégâts dans la capitale.

Mais surtout, jamais un membre de la Catena ne l’aurait appelé et encore moins avec cette précaution si particulière, s’il n’y avait pas quelque chose de critique mis dans la balance. Calliopé aurait dû connaitre son héritage depuis longtemps ; elle aurait pu alors choisir d’en faire partie ou non. Désormais, de fait, elle y était impliquée jusqu’au cou. Alice eut été déçue, sans doute, de la légèreté avec laquelle Helen considérait sa promesse et son engagement.

Il ne lui restait plus qu’à se rattraper du mieux possible.

 

***

 

Des magasins Printemps jusqu’au métro Saint-Augustin, le boulevard Haussmann avait pris des allures de quartier assiégé. Une cinquantaine de lourds véhicules d’intervention, aussi bien des forces de police que du RAID, sans compter quelques engins militaires pleins à craquer de soldats déboussolés par des consignes qui ne cessaient de changer de minute en minute, croisaient des équipes d’intervention du service des eaux, gyrophares allumés, suivis d’un ballet d’ambulances et camionnettes de police-secours. Le tout se confrontait directement à une suite de bouchons et de carambolages monstres, qui rendait tout déploiement efficace totalement vain. Et comme tout le monde était suspect, les forces de police bloquaient encore les engins en circulation pour les contrôler et tenter d’établir un périmètre de sécurité, totalement illusoire au vu de la situation, rajoutant à la confusion et finalement à la panique. Les premières bagarres commençaient déjà. Il ne faudrait sans doute pas longtemps avant qu’il y ait une bavure.

Une camionnette DHL qui avait échappé, à quelques secondes, près au cauchemar urbain en cours était rangée sur une place de livraison, à un jet de pierre des locaux de la banque UBS Paris. Le livreur attendait l’arrivée du colis qu’il devait transporter, casque sur les oreilles et musique à la mode à fond, observant, sans en prendre la mesure, la scène surréaliste qui se jouait sous ses yeux. Il ne les avait pas comptés, mais il avait vu passer au moins une douzaine de types armés jusqu’aux dents en tenue d’intervention, se déplaçant façon commando comme à la télé pour envahir l’immeuble du 69 boulevard Haussmann. Entre ça et les feux devenus fous, les voitures à l’arrêt, les coups de klaxon, les sirènes hurlantes et les gyrophares perçant le rideau de pluie dans les rues, le livreur était en train de réaliser qu’il était plongé dans un film d’action que n’aurait pas renié Michael Bay. On aurait pu supposer qu’il y avait largement de quoi s’affoler mais, à l’abri de son habitacle et de sa musique réconfortante, il se délectait plutôt de l’excitation du spectacle : il aurait de quoi raconter le soir venu lors de sa prochaine partie de first person shooter en ligne sur sa console.

Le petit notaire à lunettes qui avait été imposé comme passager pour cette livraison déboula de l’entrée luxueuse donnant sur le siège d’UBS, escorté par des policiers arme au poing et évacué sans ménagement. L’homme, déjà tout sec et peu enclin au sourire, était blafard, le visage figé dans une grimace de panique retenue. Mais au vu de la manière dont il serrait précieusement sa mallette, la transaction avait eu lieu. À vrai dire, elle avait été même remarquablement facilitée par l’intrusion de l’équipe d’intervention et l’alerte antiterroriste. Alors que le notaire présentait ses documents qui allaient être vérifiés avec le soin maniaque et patient dont seuls les Suisses sont capables dans ce genre d’affaires, le chaos de l’intrusion d’une meute d’officiers de police et d’unités paramilitaires dans le calme feutré de la banque avait un petit peu tout accéléré dans un grand désordre, qui ferait sans doute par la suite l’objet de discussions houleuses sur ce manque affligeant de rigueur helvétique, même chez ces sauvages de Parisiens. Bref, on avait collé dans les bras du notaire le contenu du coffre concerné qu’il venait réceptionner, on avait gardé ses documents et, une signature plus tard, tout le monde dehors, le tout avec des bruits de bottes nerveux, de gens se parlant au talkie-walkie et d’un concert de mugissements automobiles de plus en plus chaotiques parvenant de l’extérieur.

Quand le notaire constata que le boulevard entier prenait des allures de champ de bataille, il acheva de devenir encore plus gris que son costume. D’autant que les alentours immédiats des locaux de la banque commençaient clairement quant à eux à se rapprocher d’un bastion assiégé. On lui aurait dit que c’était pour un épisode moderne de Twilight Zone et souriez aux caméras, il l’aurait sans doute plus aisément admis que la réalité étalée sous ses yeux, qui venait de poser de nouveaux jalons de l’incroyable en faisant un grand bras d’honneur à la cohérence de la fiction.

Le notaire ouvrit la portière pour poser la mallette sur le siège passager :

— Mon travail est fini ; je ne veux rien savoir, voilà le colis, vous avez les indications.

Le chauffeur retira son casque :

— Hein ?

Ce dernier n’avait rien entendu, mais le notaire sentait poindre une nausée de panique qui sonnait l’urgence de trouver rapidement des toilettes dans les minutes qui venaient :

— À vous de finir la livraison, bonne route ! dit-il, claquant la portière pour partir à la recherche d’un coin un tant soit peu hygiénique –et loin de ce chaos- pour y vomir un coup.

Le livreur haussa les épaules et commença sa manœuvre pour s’extraire de la place de parking, écoutant distraitement les ordres et consignes insistantes des policiers l’enjoignant de dégager de là. Ça n’allait pas être facile, mais, après tout, ce n’était, selon lui, pas tellement pire qu’un bouchon de rentrée des classes à dix-sept heure sur le boulevard périphérique.

Il fallut quand même, pas loin de cinq minutes au chauffeur pour parvenir à prendre la direction de la Rue de la Boétie. Par chance, il put se faufiler dans le sillage des véhicules de sécurité et de police. De toute évidence, le chaos semblait se canaliser vers le nord-ouest de la ville, où la circulation paraissait pouvoir se rétablir. Il n’avait plus qu’à suivre le flux lent.

C’est à cet instant que toutes les canalisations et bornes à incendie de la rue explosèrent de concert.

 

***

 

Calliopé daigna enfin se rappeler que son vélo avait des freins et en user juste à la sortie de la rue Aubert, devant le vaste boulevard Haussmann en train de se changer en zone de combat. Il aurait fallu un peu de soleil et quelques immeubles abimés et la Roumaine aurait presque pu se croire revenue à Beyrouth lors d’un de ses séjours un peu tourmentés.

— Helen, c’est quoi la suite, là ? T’as vu ce monde ? Y’a plus d’armes au mètre carré qu’à une convention familiale de la NRA.

Helen tiqua et en profita pour rattraper sa canne, qui menaçait sérieusement de tomber du vélo où elle l’avait calée de son mieux. Elle était déjà trempée comme une soupe malgré son manteau, mais elle pouvait voir sans mal que Calliopé grelottait, ce qui ne semblait pas le moins du monde pouvoir la freiner :

— C’est inattendu en effet. Une approche moins frénétique me parait de bon aloi pour ne pas susciter la panique des forces de l’ordre. Ils me semblent bien assez tendus.

— On va faire ça, oui… je ne vois pas la camionnette… Ha… Si ! Regarde, juste après l’agence de voyages, là-bas, la couleur moche ne peut pas se louper !

— Calliopé, promettez-moi d’être prudente. Il est absolument impossible de prévoir quels autres écueils vont se dresser sur la route. Il est évident que tout ceci a été orchestré avec des moyens conséquents.

La Roumaine hocha la tête, avant de tenter de s’essuyer le visage de la manche de sa veste, ce qui revint à n’étaler qu’un peu plus la pluie qui y coulait :

— Ton gars qui parle latin aurait pu en dire plus !

— Il aurait sans doute pu, en effet, mais je crains qu’il n’ait déjà pris des risques très élevés pour recueillir les informations qu’il nous a transmises.

— Bon, ben on va improviser, alors.

Helen haussa un sourcil :

— Comment comptez-vous intercepter la camionnette et prendre possession de l’objet qu’on m’a dérobé ?

— Pas en demandant gentiment !

Calliopé ne laissa pas Helen rétorquer : elle repartait de plus belle, se dirigeant vers les allées plantées d’arbre en suivant le flot des piétons tentant eux aussi de se frayer un chemin dans le chaos en cours. L’intendante parvint à la rattraper alors que Calliopé suivait du regard, au loin, la camionnette qui, comme tout ce qui avait quatre roues, s’embourbait dans le trafic devenu fou suite aux accidents routiers. La Roumaine montra à son amie l’allée entre les rangées d’arbres longeant le boulevard :

— Y’a des pelotons de flics, mais si on circule l’air de rien, on n’aura pas l’air plus suspectes et perdues que tout le reste des gens qui se demandent ce qui se passe. Et la camionnette ne va pas sortir de ce merdier de suite.

— J’en conviens, mais essayez quelque effort à votre langage, Calliopé.

— Tu crois que c’est le moment ?!

— Il me parait plus adéquat qu’à l’instant où l’on nous tirera dessus. Veillons à ce que cela ne se produise pas, je suggère que nous…

Helen ne put finir sa phrase. À huit pas de là, une borne d’incendie explosa brutalement en projetant sa structure de métal à une bonne dizaine de mètres de hauteur. Sur toute la longueur visible de la rue et des deux côtés, les autres bornes d’incendie imitèrent le mouvement tandis que la surpression de plusieurs canalisations éventrait béton et bitume en donnant naissance à des geysers qui, pour certains, soulevèrent plusieurs véhicules.

Ce qui apparaissait déjà comme une catastrophe se rajoutant au désastre ambiant s’avéra pourtant n’être qu’un prélude : effrayés, et il eut été ardu de le leur reprocher, par les explosions, plusieurs policiers tendirent leurs armes, imités par les agents de sécurité de l’agence bancaire. L’un d’entre eux fit feu involontairement touchant un civil, ce qui fit répondre d’instinct deux des agents du RAID qui criblèrent le tireur de balles. Mais avec le bruit assourdissant des jets d’eau, personne n’entendit les ordres et les injonctions de cesser le feu. En quatre secondes une bonne douzaine d’hommes armés tiraient dans la rue autour du 69 boulevard Haussmann sans savoir contre quoi ils ripostaient. Et dans les trois secondes suivantes, les premiers fumigènes et les grenades lacrymogènes volaient au milieu de la foule hurlante et des voitures à l’abandon.

Calliopé ouvrit des yeux ronds au drame en cours :

— Helen, on fonce !

— Bien d’accord !

Le maniement des vélos redevenait un talent plus proche du pilotage acrobatique que de la promenade. Tout le monde courait pour fuir les coups de feu et les nuages toxiques tandis qu’au simple bruit, il était évident que cela se changeait en fusillade aveugle. Calliopé coupa le trottoir et se faufila entre les voitures à l’arrêt, après une centaine de mètres parcourus à tenter d’éviter les piétons en pleine panique. La camionnette n’allait pas se dégager de suite du l’embouteillage, mais son pilote était clairement compétent et il ne resterait pas coincé longtemps.

Le bitume commençait à être noyé par les trombes d’eau jaillissant de toutes part. Le temps de rejoindre le niveau de la camionnette, qui tentait de s’engager dans la Rue de la Boétie, Helen et Calliopé étaient aussi trempées que si elles étaient sorties d’un bain toutes habillé.

Helen cria, en suivant sa camarade dans un sillage d’eau qui coulait entre les voitures :

— Je crains que malgré notre légitimité, le chauffeur ne soit pas enclin à nous donner son colis !

— J’ouvre la portière, tu récupères ton bidule !

— Et vous allez procéder comment ?!

Calliopé n’en avait pas la moindre idée, mais celle-ci lui fut fournie par un homme d’affaires très embêté de tremper son costume de prix dans une eau sale, tenant à la main une mallette rigide pour ordinateur portable. La Roumaine arriva à son niveau et lui arracha l’objet avec un « excusez-moi, une urgence ! » tonitruant, sans s’arrêter de filer vers la camionnette qui commençait à reprendre un peu de vitesse en roulant à demi sur le trottoir.

Helen suivit Calliopé, bringuebalée par le terrain et les trombes d’eau. Le véhicule de DHL n’avait encore guère pu accélérer, mais cela n’allait pas durer. Le temps de dépasser une voiture et il pourrait prendre un rythme de croisière impossible à suivre à vélo dans de telles conditions. Helen donna un coup de pédale et lança à Calliopé :

— Faites votre œuvre, je me charge de le ralentir !

Calliopé ne fit pas signe d’avoir compris, mais Helen conclut vite que la Roumaine suivrait son plan sans hésiter. C’était tout aussi bien ainsi, tandis qu’elle-même se demandait en pédalant dans combien de secondes son vélo tomberait en pièce. Mais elle parvint à hauteur de la camionnette. Sans surprise, le chauffeur ne s’inquiétait guère de deux femmes fonçant sur lui à vélo, au vu des autres événements dans la rue.

Helen saisit sa canne, tout en délaissant le vélo qui chuta non loin et, avec une agilité et un équilibre parfaitement maitrisé, malgré les hauts talons de ses escarpins, s’avança à hauteur de l’aile arrière de la camionnette. Les deux mains libres, elle dégaina ce que sa canne cachait avec élégance : une lame effilée, en alliage de céramique et titane. D’un coup sec, elle transperça le pneu qui n’eut aucune chance d’opposer quelque résistance que ce fut et se déchira mollement.

Helen n’eut pas le temps de se satisfaire d’avoir considérablement réduit la possibilité pour la camionnette de filer. Un énorme bruit de verre brisé lui parvint de l’habitacle, suivi d’une interjection qu’elle connaissait bien :

Draku !

Calliopé venait de fracasser la fenêtre côté passager, juchée un pied en équilibre sur le vélo, un autre sur le marchepied, agrippée à la portière. Au moment où Helen parvenait à l’avant du véhicule, la jeune femme en remettait un coup, achevant de briser la vitre, tandis que la mallette elle-même rendait l’âme, délivrant un ordinateur portable lui-même fracassé, dont les touches de clavier allèrent s’égayer sur le capot. À l’intérieur de l’habitacle, le conducteur hurlait de panique : cela commençait à faire trop de folie pour lui.

— Calliopé, lui avez-vous demandé d’ouvrir ?

La jeune femme lâcha la valise défoncée et se servit de la carcasse de l’ordinateur portable pour dégager le verre tandis qu’elle tâtonnait pour attraper la poignée intérieure. Et, l’air amusée, elle s’adressa au livreur qui la fixait comme il l’aurait fait d’un démon grimaçant parti pour le dévorer :

— Salut, je dérange, je sais, mais vous transportez un truc volé ; alors, si ça vous embête pas ?

— Tout ce que vous voudrez mais ne me frappez pas !

Helen tapa de son côté à la portière du conducteur, lui faisant avec insistance signe d’ouvrir. Calliopé n’avait guère attendu, quant à elle, la réponse du livreur. Elle attrapa la boite que l’homme avait laissée sur le siège passager et la montra à Helen :

— C’est ça ?

L’intendante hocha la tête au moment où elle jetait un regard sur le rétroviseur et vit arriver les ennuis ; trois policiers en tenue d’intervention devenaient très suspicieux de ce qui venait de se dérouler autour de la camionnette. Il ne se passerait pas longtemps avant qu’ils ne se décident à venir vérifier leurs soupçons.

— Calliopé !

Pas besoin d’en dire plus, la Roumaine avait compris de suite et attrapa la boite avant de s’extraire du véhicule, sous le regard toujours médusé du livreur qui regrettait amèrement d’avoir abandonné son ancien emploi dans le service après-vente informatique. Au moins il n’y fréquentait que des pénibles, pas des folles dangereuses.

Une fois dehors, Calliopé reprit le vélo, imitant Helen qui ne cachait pas son inquiétude.

— Nous allons être contraintes de presser l’allure, ajouta-t-elle. Sinon, nous devrons nous expliquer avec des forces de l’ordre dont j’appréhende l’hostilité !

La Roumaine ne se fit pas prier pour donner un grand coup de pédale, prenant la direction de la Rue de la Boétie :

— Tu veux dire fuir les flics ? C’est une sale idée ! C’est bien à toi, le truc qu’on a récupéré, non ?

Helen répondit, tandis qu’elle-même faisait de son mieux pour rouler à aussi vive allure que possible :

— Cet objet dépasse de loin toute notion de légalité et sa valeur est au-delà de mes capacités à l’évaluer. Il faut désormais considérer que tout interlocuteur peut être commandité pour s’en emparer !

— Ok, suis-moi !

Calliopé donna un grand coup de guidon, la boite sous le bras, pour prendre au sud par la Rue d’Astrog, filant entre les voitures immobilisées et les trottoirs étroits. À mi-parcours de la fin de la rue, Calliopé bifurqua pour foncer dans le hall d’une agence immobilière, à vélo, ce qui surprit quelque peu les occupants, bien entendu en pleine panique et plongés comme tout le monde dans l’obscurité suite à la panne de courant.

Helen se demanda où son amie voulait en venir, mais suivit le mouvement qui s’acheva, en traversant le hall, sur les vastes jardins d’un magnifique parc intérieur. Il y avait bien des gens pour crier que ça ne se faisait pas, mais leur insistance à arrêter les deux intruses n’alla pas plus loin.

Calliopé, qui grelottait de plus belle malgré les efforts qu’elle menait, fut forcée de ralentir l’allure. L’herbe mouillée et les massifs plantés ne sont pas faits pour des vélos de location. Helen la suivait toujours, constatant l’état de la jeune femme. Elle-même avait froid, il ne devait faire guère plus de six degrés Celsius ; mais comme toujours, cela n’était pour elle qu’une information, sans grand effet sur son organisme qui n’avait jamais souffert des conditions climatiques, hormis les plus extrêmes. Elle se décida à soulever l’évidence :

— Votre manœuvre pour compliquer le suivi de notre fuite est une excellente idée, mais il va falloir au plus vite abréger ces péripéties, Calliopé. Vous êtes trempée et vous grelottez ; un lieu où vous changer et vous réchauffer devient une nécessité impérieuse.

— Dès qu’on sera sorties de l’autre côté du parc, on pourra descendre vers la Rue Saint-Honoré, et après… heu… c’est prudent de retourner chez toi ?

— Pas à vélo, si nous voulons rester anonymes. Et il est inenvisageable d’espérer une aide motorisée. Vous sentez-vous apte à parcourir la distance à pied, non amie ?

— Y’a pas le choix. Tu vas me faire regretter mes vieux godillots, à devoir marcher avec ces mocassins à talons, tu sais ?

— Oui, j’en suis particulièrement consciente ; ma tenue est elle aussi peu adaptée à la situation. Je vous promets de faire au mieux pour vous faire oublier les malheureuses conséquences de cet incident.

L’entrée sur cour de l’immeuble d’habitation était grande ouverte, par la magie de la panne de courant qui mettant à mal les serrures à système électrique. Les deux femmes n’eurent qu’à abandonner leur vélo et traverser un hall pour se retrouver sur le Boulevard Malesherbes, lui aussi en plein chaos, mais dépourvu de forces d’intervention en armes et prêtes à tirer, malgré la présence de la police et des secours.

— Brrrr. Bon, ok, oui, là, j’ai vraiment froid… en plus, je déteste ce quartier, Helen.

À vrai dire, Calliopé claquait des dents. Helen rétorqua :

— Marchons. J’avais idée de passer faire quelques menus achats pour vous changer, mais tant que l’électricité ne sera pas rétablie, ces boutiques alentour ne permettront aucun paiement. Plus loin, vers le marché Saint-Honoré, nous pourrons trouver des commerçants plus arrangeants.

— Je devrais survivre, répondit la Roumaine, les lèvres déjà bleues.

Helen ne rajouta rien. Après quelques pas, elle vint d’autorité saisir la taille de son amie, ouvrant son manteau pour l’abriter partiellement et partager sa chaleur avec elle. Son cœur se mit à battre plus fort quand Calliopé accepta de bonne grâce l’invitation et se serra contre elle. Helen n’eut guère de mal à comprendre l’origine de cet émoi ; mais ce qui à cet instant devenait beaucoup plus difficile à gérer était son inquiétude à ce sentiment. Non, pas juste de l’inquiétude : de la peur. Elle savait trop bien ce qu’elle ressentait. Elle l’aimait. Et elle connaissait trop bien la douloureuse contrepartie de ce sentiment, elle qui était immortelle.

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