Chapitre 12- En fuite, partie 2

Si vous aimez, soutenez-moi sur Patreon et uTIP ; même un €, ça fait plaisir ! Liens ci-dessous.
https://utip.io/psychee
https://www.patreon.com/psychee?fan_landing=true

 

 

Le petit chaton blanc ne portait toujours pas de nom. Notez que ce n’était de toute évidence pas très important ; il était le premier à s’en ficher royalement.  Quand il en aurait un, il s’en désintéressait avec ce mépris savamment entretenu que tous les chats affichent à ces étranges coutumes suivies par les humains pour se persuader que leur félin domestique leur appartient.

Pour l’heure, ce qui l’intriguait, c’était l’agitation ambiante. Jusqu’ici, il dormait en squattant le sac à dos odorant de Calliopé, qui avait cédé, sans tellement se faire prier, à laisser son adorable boule de poil en faire sa couche. Mais, décidément, ça bougeait bien trop autour de lui et, à sa hauteur de chaton, le plus amusant, c’était de voir passer des pieds chaussés et des lacets. Il se mit donc en devoir de courir après les petits trucs qui s’agitaient le long de la première paire de pieds accessibles, avec toute la maladresse d’un chaton sevré depuis peu. De toute évidence, il n’avait pas encore bien lu le manuel d’utilisation des papattes.

Environ un mètre soixante-dix-huit au-dessus, l’inspecteur Duperez baissa la tête d’un air perplexe, réalisant que, sorti de nulle part, il se faisait agresser la basket gauche par une petite boule de poils blanche. Et, suivant l’exemple de l’immense majorité des homo sapiens, il en fut attendri et oublia, pour un bref instant, l’étendue des ennuis qu’il était en train d’entasser en un temps record sur ses épaules. S’il terminait sa carrière de police quelque part au fin fond d’un bureau perdu sur Saint-Pierre-et-Miquelon, il pourrait s’estimer encore chanceux.

Helen s’activait, avec une rigueur et une efficacité qui n’appartenaient qu’à elle et qui eurent suscité la jalousie d’un commando en préparation de paquetage, à boucler une valise à sangle et un sac de voyage, s’assurant de ne rien oublier d’essentiel pour un départ en urgence. À vrai dire, c’est bel et bien avec les Bérets Verts, au Vietnam, qu’elle avait perfectionné l’art d’être toujours prête à décamper avec tout le nécessaire déjà disponible sous la main ; elle ne faisait que répéter ici quelque chose de presque coutumier, bien qu’elle se serait passé de devoir encore une fois réitérer l’exercice en conditions réelles.

Calliopé était moins organisée et par nature autrement plus bordélique, ce qui se devinait rien qu’à l’entendre cavaler à l’étage au-dessus, dans la chambre d’amis, tandis qu’elle réunissait ses affaires. Mais elle compensait sa tendance naturelle au désordre par la double qualité d’être une baroudeuse largement formée à l’exercice et, pour la même raison, de toujours voyager léger. Duperez, qui consultait nerveusement sa vieille montre mécanique, en éprouva un certain soulagement. À ce rythme, ce serait décollage dans les cinq minutes et, le temps de marcher un peu et aller trouver un taxi dans le chaos routier de Paris, les deux donzelles seraient hors d’atteinte du BRI. Restait à savoir comment s’y prendraient-elles pour le rester pour un temps raisonnable, le temps que leur innocente évidente saute aux yeux de tout le monde.

— Dites, madame Johanssen, vous avez quelque part où vous mettre au frais un moment ? demanda l’inspecteur tandis que la Suédoise, tirée à quatre épingles en un temps de toilette record, posait ses bagages à l’entrée.

— Ne vous en préoccupez pas trop, répondit-elle, alors qu’elle levait la tête, surprise de ne plus entendre les pas effrénés de son amie à l’étage supérieur. J’ai quelques moyens de repli confortables et je serai encline à penser que dans votre situation, moins vous en savez sur eux, plus vous serez à l’aise quand vous devrez répondre à des questions fâcheuses.

— Je m’en doutais un peu. De vos moyens et de votre réponse. Je dois dire que cela m’arrange, car, en effet, je m’attire quelques problèmes à vous aider. Mais je n’aime pas l’idée de vous laisser vous fourrer dans des problèmes plus vastes encore alors que vous n’avez rien fait.

— C’est tout à votre honneur, monsieur, bien que j’en sois encore surprise, et…

Helen s’interrompit. La cavalcade de Calliopé avait repris, mais celle-ci déboulait de l’escalier, tas de linge en boule sous le bras, avec son sac à main ballottant frénétiquement, et à sa tête, Helen sut qu’il se passait quelque chose. La Roumaine s’exclama :

— Dites, c’est nouveau pour des flics, les AKM et les PK ?

Duperez ouvrit de grands yeux, il n’était pas tout à fait sûr d’avoir compris. Helen, elle, venait de traduire immédiatement :

— Dans aucune force d’intervention en France, Calliopé. Combien sont-ils ?

— Cinq ou six et ils ne sont pas contents et viennent de sortir de deux SUV sans plaques. Je les ai vus par la fenêtre, on a pas une minute avant qu’ils ne déboulent et ils vont pas sonner à la porte !

Duperez ne lâcha pas un mot. C’était largement trop pour sa carrière de policier et son cerveau subissait dans l’immédiat un brusque coup d’arrêt pour traiter les informations et savoir comment réagir. Helen ne souffrait pas de ce genre de souci, mais aurait très bien compris la sidération de l’officier de police si elle avait eu le loisir de s’en préoccuper :

— Ils vont nous couper toute retraite !

— Les toits ?

— Oui ! Ce sera acrobatique et périlleux, mais moins que cinq mercenaires armés !

 

***

 

Quelque part sur les Quais de Bercy…

— Tu veux quoi comme musique ? Forbidden Lore ou Klagebilder ?

— J’en conclus que tu en as marre que je passe du Unborn Oracle en boucle ?

— Tu as tellement usé le CD qu’on n’a même pas pu le ripper sur une clef USB, chéri. Ça répond à ta question ? Bon, allez, je décide : Klagebilder.

— Tss… même quand on est allemand, c’est de la musique pour bourrin.

— Ça devrait te plaire alors, non ?

Karl répondit une remarque dans la langue de Goethe qui impliquait deux ou trois gros mots trop spécifiques au dialecte munichois pour que Jean-Marc ait la moindre chance de comprendre, ce qui ne l’empêcha pas d’éclater de rire. La détente était bienvenue : ils étaient coincés sur la voie rapide des quais de Paris et, malgré les nombreux et très illégaux efforts de Karl pour slalomer entre les véhicules, le duo se trainait lamentablement.

Plus sérieusement, Jean-Marc reprit, en composant sur son smartphone :

— Bon, je lui envoie le code d’urgence par SMS. Tu crois qu’on peut y être dans combien de temps ?

— Si tu me laissais conduire sérieusement, en quinze minutes ! Mais là, on n’y sera pas avant le double.

— Si je te laisse « conduire sérieusement » on ira juste au plus proche poste de police… Voilààà… envoyé.

Dans le flux des ondes hertziennes et des relais haut débit d’internet, surchargé depuis des heures par le colossal incident qui avait frappé la Cité des Lumières, le message lancé par Jean-Marc passa inaperçu. Et il fallait être Helen, ou tout du moins aussi cultivée qu’elle, pour en comprendre le sens aussi bien que l’origine :

« Yvette aime les grosses carottes/30+ »

 

***

 

Duperez parvint à réagir à la nouvelle, alors qu’il ouvrait de grands yeux en voyant Calliopé s’équiper d’un colt .45 Cavalry qui n’avait clairement rien d’une réplique. Helen était penchée sur le vaste buffet au fond du salon et en extrayait quant à elle une mallette blindée qu’elle saisit par la poignée. L’instinct de l’officier de police lui dit qu’il devait y avoir bien autre chose que des papiers ou de la lingerie dans cette sorte de samsonite. Lui-même vérifia le holster de son Sig-Sauer SP2022 tout à fait réglementaire et fit sauter la sécurité, ce qui l’était déjà moins. Le bruit assourdi de pas lourd derrière l’entrée acheva de balayer ses scrupules à prévoir faire usage de son arme :

— Ils arrivent, mesdames ! Faut se barrer.

Helen répondit, tandis que Calliopé attrapait son sac à dos, y fourrait son barda et embarquait le chaton, calé sous sa veste :

— Montez les marches, filez vers la bibliothèque et passez sur le balcon. Il n’y a guère que deux mètres pour se hisser sur les toits. Calliopé, vous pourrez le guider ?

— Ouais, mais tu comptes faire quoi, toi, face à des fusils d’assauts et une mitrailleuse ?!

Helen donna un à-coup à sa mallette, qui tomba théâtralement en deux pièces à ses pieds, délivrant son contenu. La poignée de la samsonite était fixée au corps d’un fusil d’assaut replié, qu’Helen mit en fonction en deux mouvements précis et d’un professionnalisme si parfait qu’il fila la trouille à la Roumaine. Quant à Duperez, la scène lui coupa le souffle pour la seconde fois. La Suédoise tenait en main un fusil d’assaut Sig-552 ; la version commando, accessoires compris, avec un double chargeur clippé… en gros, une arme mortelle et cent munitions prêtes à l’usage. L’inspecteur ne se demanda pas si Helen savait s’en servir : tout dans sa manière de le tenir et l’armer disait clairement qu’elle aurait sans doute pu lui donner des cours d’expert.

Calliopé roula des yeux à la scène :

— Ok… Ha, ouais, d’accord, tu peux faire quelque chose ! Duperez ! Venez ! Helen, traine pas et prends pas de risques !

Duperez fronça les sourcils et emboita le pas de la Roumaine qui lui tendit d’autorité la valise à sangle d’Helen, qui fermait la marche, quelques pas en retrait :

— Dites, en général, les gens paniquent dans ces moments-là, vous savez ?

— Ha, la première fois, j’ai paniqué, oui ! répondit Calliopé, montant quatre à quatre les marches, en retenant de son mieux le chaton qui crapahutait dans son manteau pour tenter une sortie malvenue. Après la troisième fois avec des Peshmergas, je m’y suis faite. Avec des armes à feu, la seule chose qui change, c’est le décor !

C’est à ce moment-là que les mercenaires fâchés atteignirent la porte. Une rafale de kalachnikov plus tard, tandis qu’Helen se postait à l’angle de l’escalier menant à l’étage, fusil pointé vers l’entrée, ils constataient que la porte et son chambranle étaient blindés.

 

***

Bernadette Chaumert n’avait pas vraiment entendu la première rafale, qu’elle avait confondue avec une quelconque bande-annonce passant sur son téléviseur au volume réglé trop fort. Choupi, son caniche abricot, avait par contre très bien saisi, lui, que ce n’était pas la télévision et avait décollé de son coussin tricoté main en aboyant frénétiquement de peur, avant d’aller se cacher sous le lit en couinant.

Ce premier indice rendit madame Chaumert plus vigilante, se demandant encore ce qui avait bien pu effrayer ce cabot par moment autrement plus gâteux qu’elle-même, malgré ses quatre-vingt-deux ans. Autant dire qu’une mitrailleuse kalachnikov vomissant ses 650 balles à la minute sur l’aluminium blindé et les renforts d’acier de la porte du voisin du palier du dessus, ça, elle ne pouvait pas le louper.

À vrai dire, au bruit infernal que génère un PK, l’ensemble des occupants du vieil immeuble du Marais ne pouvait ignorer qu’on défouraillait à l’arme lourde dans leurs murs sauf, à la rigueur Kevin Letonné, qui jouait à un jeu de guerre en réseau, casque sur les oreilles, et fut étonné de la soudaine qualité réaliste du son de sa partie de Battlefield 1.

Après une demi-journée d’infos anxiogènes au dernier degré sur tous les médias, et pour cause, vu l’état du 8e Arrondissement de Paris, tous les témoins conclurent que c’était une attaque terroriste et que c’était à leur tour d’y passer. Tous eurent donc comme réflexe de se cacher et s’aplatir au sol au bruit de la mitraille, y compris Kevin, qui dut renoncer à son record de headshot en ligne quand il fut plaqué à bas de sa chaise par son père, ancien pilier de rugby. Tous, sauf Bernadette Chaumert … Car la brave octogénaire en avait vu d’autres. Elle avait, en tant qu’infirmière, fait l’Algérie et elle ne se rappelait plus bien quelle autre guerre, mais elle y était et distinguait très bien, malgré sa surdité naissante, le son crépitant et crachotant de l’une de ces saloperies de mitrailleuse kalachnikov employée par ces sales Rouges.

Si ses voisins avaient trop peur pour oser bouger, elle, abritée derrière le canapé, casserole attrapée au passage posée sur le crâne, histoire d’éviter les éclats, composait déjà le numéro de la police ; et les condés allaient entendre parler du pays s’ils n’envoyaient pas de suite la légion !

 

***

Helen assumait un double paradoxe, sans que cela lui pose de véritables cas de conscience : elle pouvait tuer de sang-froid, mais ne le faisait jamais sans que l’adversaire n’ait commencé le premier. C’était un principe. Elle n’entamait pas les hostilités, elle ripostait. Et y mettait dès lors fin, dans la plupart des cas.

Quarante munitions de 7.62 mm crachées sur la serrure d’une porte blindée pour la faire céder, au mépris des dégâts et risques d’éclats et ricochets, étaient une parfaite justification de riposte immédiate. Le premier mercenaire, qui venait de faire feu avec son énorme PK, s’élança dans le hall, mitrailleuse à bout de bras, les biceps tendus par l’effort pour porter le monstre de 9 kg et sa boite de munitions. Première erreur, ce qui confirma pour Helen que ces hommes étaient sans doute plus clairement d’anciens miliciens de guerre civile ou des malfrats de quelque maffia, que des vétérans de forces armées.

Elle attendit qu’apparaisse l’homme dans son champ de tir, fusil d’assaut en joue. Elle tira trois coups, rafale courte, alors même que le gaillard n’avait pas fait le dernier pas qui l’amènerait dans le salon. Mais il était déjà mort avant d’y poser le pied. Helen prit une seconde le temps d’ajuster sa visée et voir le porteur de la PK chuter, sans jamais quitter sa superbe et sa retenue, parvenant presque à rendre naturel le fait qu’elle était bien en train de faire du combat rapproché à l’arme de guerre en tailleur de luxe et talons hauts.

La seconde passa ; les autres assaillants allaient enjamber le corps de leur collège. La seconde rafale d’Helen ne servit qu’à les inciter à une saine paranoïa à laquelle ils répondirent en tirant à l’aveugle sans oser s’avancer. Elle venait de gagner trente secondes pour laisser à Calliopé le temps de fuir, mais elle allait s’en assurer trente de plus pour elle.

Le fusil d’assaut Sig-552 était tous accessoires fournis, y compris son lance-grenade et une M40 lacrymogène, déjà engagée. Le « pop » sourd de la grenade filant vers le hall en sifflant fut une raison de plus pour les mercenaires de rester prudents. Ils se contentèrent de lâcher, à trois, au moins vingt-cinq balles dans le vide en ravageant les cadres, les photos et les lambris des murs, au grand agacement d’Helen. Mais il serait bien temps de faire regretter plus tard à ces malotrus leur mépris pour l’art et la décoration ; l’intendante ne demanda pas son reste et grimpa à son tour l’escalier, pour aller rejoindre la terrasse qui accédait sur les toits.

Derrière elle débutait un concert pour quintes de toux, injures en dialecte turc et rafales aveugles de kalachnikov. Ces gars étaient bien armés et très motivés, mais clairement pas assez bien équipés. Duperez, en homme galant, mais arme à la main, attendait la Suédoise, couvrant le couloir de son neuf millimètres qui, après les effusions d’Helen, lui faisait donnait figure de jouet ridicule :

— Venez ! Votre amie est déjà sur le toit, je vais vous aider.

— Merci de l’attention, inspecteur. Nous avons un petit moment avant que nos importuns visiteurs ne rassemblent leurs esprits, mais il va falloir faire vite.

Duperez acquiesça, aidant Helen, les mains jointes en courte- échelle, puis lui prêtant ses épaules, à se hisser sur le surplomb au-dessus de la terrasse. Si elle avait pu s’y attarder, la vue offrait un spectacle nocturne enchanteur, depuis le Musée Beaubourg jusqu’à l’Hôtel de Ville. Mais Calliopé, qui était déjà au bout du premier toit, en éclaireuse pour trouver comment décamper au plus vite en relative sécurité, lui remit en avant-scène l’urgence de ne pas trainer :

— La pluie a tout rendu glissant ! Fais gaffe, Helen !

La Suédoise obtempéra avec prudence. Sous eux, il y avait quatre étages de haut, une chute mortelle sur les pavés de la rue Saint-Croix de la Bretonnerie au premier faux pas. Calliopé avait clairement su se repérer d’avance et, avec son sac à dos, la valise d’Helen en bandoulière et son sac attaché à sa taille, elle crapahutait avec une agilité surprenante, le long de la corniche pentue, vers les premiers toits plats du côté de la rue Aubriot. Duperez s’évertuait à rejoindre la Roumaine de son mieux tout en insistant pour aider Helen qui fermait la marche. Avec ses manières raffinées, cette dernière ne refusait pas la galanterie, mais, en fait, elle n’en avait vraiment pas besoin. Elle tenait son équilibre sans mal, et progressait le long de la corniche, arme à la taille, prête à épauler et faire feu.

Calliopé se pencha par-dessus une cheminée, vers la rue, intriguée par des mouvements. Après les premiers coups de feu, tout le monde s’était planqué et personne ne prendrait pas le risque de sortir le nez de son abri. Donc… Ces trois types en train de courir en regardant en l’air…

Draku !

La couverture zinguée autour de la cheminée lâcha des étincelles tandis que sifflaient les balles des AKM. Calliopé répondit de deux tirs bruyants de son 45, même si elle ne se faisait guère illusion de toucher autre chose que du pavé et des tôles de voiture. Duperez s’exclama en s’abritant :

— Vous aviez dit cinq ou six hommes !

— Et aussi deux bagnoles, j’étais pas resté les compter !! Mais là, y’en a encore une autre et ils ne sont toujours pas contents !

L’inspecteur se faufila prestement à l’abri de la cheminée, près de Calliopé, se baissant, pistolet en avant. Immédiatement, une autre rafale fit voler en éclat un vieux tube à fumée de terre cuite. Lui n’essaya pas de riposter : sa conscience professionnelle lui hurlait d’éviter au maximum les balles perdues.

— On fait quoi ?!

Calliopé n’en menait pas si large que cela, mais ne paniquait pas vraiment, cherchant autour d’elle une solution de repli. Helen haussa le ton, tandis qu’elle couvrait toujours le balcon de l’appartement :

— Faites vite, notre position va se compliquer très rapidement !

— On passe de l’autre côté !

Duperez commenta :

— Et comment on fait, le temps où on est à découvert ?!

— Ben on les occupe, tiens !

Sans attendre, Calliopé s’arc-bouta, dos à la toiture de zinc, donnant de grands coups de pied contre la brique cuite de la cheminée qui commençait déjà à tanguer sous les coups. Duperez, passé la surprise, y rajouta quelques coups en mesure, tandis qu’Helen grimpait sur le faîte du toit, à quelques pas de là.

Douze mètres plus bas, trois gros bras de la maffia turque du Nord parisien eurent la surprise de voir choir vers eux un monceau de briques réfractaires, de cendre et de tôle de zinc dans un fracas impressionnant, accompagné dans sa chute par des gouttières de fonte et un balcon de fer forgé emporté par la masse de la cheminée. Le tout se désagrégeait en une dangereuse pluie de débris. Les mercenaires ne demandèrent pas leur reste, tous aux abris.

Tandis que le balcon achevait sa course sur un des SUV noirs, en manquant décapiter le chauffeur qui se croyait jusque-là à l’abri, le trio reprenait sa progression sur les toits aussi vite qu’il était raisonnablement possible de courir sur de la tôle mouille et couverte d’un mélange d’humus, de suie et de champignons dont il valait mieux ne rien savoir. Calliopé, qui grimpait sur les surplombs avec toute l’agilité d’un chat malgré son barda, avait l’air de savoir où elle allait, Duperez, qui suivait péniblement, n’avait guère le temps de se demander si c’était vraiment le cas, et Helen, qui semblait toujours aussi parfaitement tirée à quatre épingles, lui faisait confiance en couvrant leur fuite.

C’est, alors que le trio atteignait la toiture plate dont l’extrémité constituait de toute évidence l’objectif de la Roumaine, le moment que choisirent les assaillants de l’appartement pour suivre le même chemin. Le premier à se hisser y perdit un doigt et faillit y perdre la vie, quand Helen lâcha une rafale avant de se mettre à couvert derrière un poste d’aération. Depuis le balcon, ses deux copains se mirent en devoir d’arroser tout ce qu’ils pouvaient, avec un angle de tir qui n’aurait vraiment menacé que les pigeons.

Mais si Helen aurait pu, dès lors, les attendre depuis son abri et jouer les snipers en toute efficacité, les éliminer tous prendrait du temps. Un temps qu’ils devaient déjà être en train de mettre à profit avec leur seconde équipe à chercher, au bout de la rue, un moyen d’accéder aux toits et les piéger. Elle lâcha donc une rafale longue en massacrant la corniche à hauteur de tête humaine, pour se replier vers Calliopé qui cria vers Duperez :

— Couvrez-la !

L’inspecteur allait répliquer qu’il n’était pas formé à ça et qu’on ne joue pas à la guerre quand on est officier de police, mais préféra obtempérer, plutôt efficacement. Après tout, il avait choisi de se fourrer dans ces ennuis et il assumait jusqu’au bout. Et puis merde, il n’allait pas laisser tomber ces deux nanas. D’abord parce que c’était un principe, ensuite parce qu’il voulait comprendre, et sa curiosité ne faisait qu’enfler. Il envoya deux pruneaux forcer les mercenaires à se cacher, tandis qu’Helen, tête baissée, rejoignait son amie en courant. Depuis sa cachette, une fois l’intendante à l’abri, Calliopé rajouta elle aussi deux tirs. Avec son révolver, elle avait intérêt à les compter. Elle montra la porte-basse cadenassée au fond du toit-terrasse :

— Ça descend bien sur la boutique Hermé, non ?

— Et la rue Aubriot, en effet. Mais cet accès sera le plus évident pour nous prendre à revers. Il faut sauter sur le toit suivant. Il doit y avoir trois mètres de hauteur, rien qui ne soit insurmontable, et on aura accès à l’escalier de secours de l’hôtel.

— Dieu soit remercié de ta mémoire, Helen.

— Je vous en prie, mon amie ! Mais ne trainons pas !

Duperez était entretemps arrivé à la hauteur du duo :

— Ça bouge, là-bas, et j’ai qu’un chargeur de rechange !

— On y va !

Calliopé joint le geste à la parole, filant tête basse vers le rebord du toit-terrasse. Il y avait bien une chute de trois mètres à gérer, sur de l’ardoise et une pente glissante. Elle lâcha la valise d’Helen dans le vide, elle, au moins ne risquait rien. Puis, prenant son élan, un bras plaqué contre sa poitrine pour tenir le chaton qui, depuis le début de la course-poursuite, lui labourait les seins, elle s’élança, visant la toiture d’une des lucarnes.

Le locataire britannique de l’étroit meublé où s’ouvrait cette fenêtre fut brutalement sorti de son visionnage de retransmission de foot sur sa tablette par un fracas assez violent pour faire tomber de la poussière de son plafond-bas, avant de voir une valise, puis une paire de jambes débouler devant sa fenêtre, suivi du reste d’une femme, fort jolie d’ailleurs, même vêtue d’une sorte informe de tenue de randonnée et malgré la menace évidente de l’énorme révolver avec lequel elle tapait avec insistance au carreau.

Le Britannique eut la mauvaise idée de s’évanouir et n’entendit donc pas un « draku » balancé avec agacement, tandis que Calliopé défonçait la fenêtre pour l’ouvrir et y jeter sa valise, manquant de perdre le chaton qui cherchait désespérément à se carapater loin de cette folie.

Un instant très agité et acrobatique plus tard, Duperez et Helen rejoignaient la Roumaine. L’effort commençait à se faire sévèrement sentir pour le trio, mais ils ne perdirent pas de temps et déboulèrent dans les couloirs du dernier étage de l’immeuble. Immédiatement, des cris provenant du rez-de-chaussée et des claquements d’arme à feu leur confirmèrent qu’il fallait reprendre leurs jambes à leur cou.

— L’escalier, il est par où, Helen ?!

— Suivez la flèche verte ! C’est la sortie de secours !

Duperez avait repris la valise d’Helen, et n’attendit pas les filles pour ouvrir la marche en courant au fond du couloir. Arme au poing, il cédait encore à une certaine virilité qui finirait bien par lui attirer des ennuis, en allant faire l’éclaireur à son tour. Mais les cris et les cavalcades semblaient venir de l’autre extrémité de l’étage ; de toute évidence, les mercenaires prenaient par l’entrée principale, une chance pour le trio.

Moins de deux minutes plus tard, ils débouchaient à l’angle de la rue. Et là s’arrêtait le plan établi de fuite. Ce qui était une mauvaise nouvelle, parce qu’à côté du véhicule défoncé par le balcon, il y avait son conducteur aux aguets, qui se mit à beugler en voyant le trio tenter de filer en douce, avant de se rappeler qu’il avait un portable pour appeler ses complices.

C’était tant pis pour tenter de disparaitre. Calliopé montra la direction de la rue Vieille du Temple. De ce côté-là, les rues et les cours du quartier datant du XVIIe siècle pouvaient en effet peut-être fournir un décor propice à perdre des assaillants. La Roumaine avait le visage rouge cerise et les yeux trop brillants ; Helen se doutait bien que le rhume et la fièvre n’arrangeaient pas les efforts de son amie, et la cavalcade allait aggraver son état. Tout en marchant à grands pas, l’intendante héla Duperez :

— Inspecteur, vous avez une voiture ?!

— J’étais venu à moto, sinon je ne serai pas arrivé avant le BRI !

— Alors notre situation se précarise rapidement !

Helen n’avait pas lâché son arme et n’essayait pas une seconde de la cacher ; mais les rares passants à encore circuler dans la rue le faisaient en courant, tous effrayés et pour cause, par les fusillades.

— Calliopé, dans ma valise, ma canne. S’il vous plait, si vous pouvez m’en tendre le pommeau ?

— Ouais, de suite.

À l’autre bout de la rue, les premiers assaillants venaient de débouler depuis l’appartement d’Helen. Ceux de l’hôtel avaient apparemment quelques ennuis avec la sécurité ou des résidents. Mais les premiers courraient déjà vers leurs voitures pour rattraper le trio. Helen gardait son calme, mais à l’instar de l’inspecteur, elle commençait à trouver que la situation se dégradait à toute vitesse et allait dans le meilleur des cas se finir en bain de sang. D’une main, elle saisit sa moitié de canne tendue par Calliopé et activa la balise GPS destinée à Karl et Jean-Marc. Elle ne se faisait aucune illusion : sauf s’ils étaient dans les parages, ils arriveraient trop tard.

Mais au moins avait-elle essayé…

 

***

 

Le voyant du GPS de bord se mit à clignoter frénétiquement sous le nez de Karl qui fixa de suite l’écran. Celui.ci venait d’afficher les coordonnées de la balise instantanément. C’était beau la technologie.

— Oh scheisse !

Jean-Marc rajouta le même « merde », mais à la française :

— Si elle a activé sa balise…

— C’est que ça défouraille ! Accroche-toi, on fonce !

Il n’y avait que quatre pâtés de maisons à franchir, mais dans des conditions de circulation atroces. Un chauffeur de taxi doué et motivé aurait pourtant mis dix minutes au parcours. Karl le fit en moins de trois minutes. Avec beaucoup de décor secoué, de gens effrayés et de tôle froissée…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

%d blogueurs aiment cette page :