Chapitre 11- En fuite, partie 1

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– Un osso bucco, s’exclama Helen !

Calliopé leva le nez de l’assemblage de cuivre, et de lentilles focales que constituait l’étrange instrument, un vieux microscope qui devait dépasser le siècle, qu’Helen avait déniché dans les placards de son bureau, avec lequel la roumaine examinait en détail a surface du cristal d’Ishtar.

— Gné ?

— Vous n’avez pas faim ? Je vais nous préparer un petit plat chaud et revigorant.

Calliopé fit une moue très interloquée en réponse, assise en tailleur sur le canapé, emmitouflée dans un vaste pull qui était déjà un peu trop grand pour la suédoise, autant dire qu’elle y nageait.

— Si j’ai faim, mais…

— Vous n’allez pas me dire que vous ignorez ce qu’est un osso bucco ?

— Ben…

— Je vois… alors vous aurez plaisir à une expérience culinaire qui va vous ravir. Ne soyez pas pressée, cela me prendra disons une toute petite heure. Une préférence pour le riz ?

— Heu… ?

— Vous êtes d’une grande aide ! Optons pour un camarguais sauvage et des carottes sautés à l’huile d’olive.

— C’est que j’ignorais que tu savais cuisiner. C’est pas tellement mon truc ; quand je veux manger quelque chose de sympa, je vais dans un restaurant.

— Une lacune supplémentaire à rajouter à la longue liste de vos manquements essentiels. Mais celle-ci m’apparait plus secondaire que d’autre et cela m’offre le plaisir de cuisiner pour deux !

Helen avait un sourire radieux, trônant sur le pas de sa cuisine, vêtue d’un tailleur propre et paré d’un véritable tablier de cuisine professionnelle. Il ne manquait que la toque. Calliopé ne put manquer de le faire remarquer en riant. Helen répliqua, le regard brillant :

— Ho, mais je j’ai soigneusement rangé à sa place en cuisine, on ne sait jamais.

— Je ne sais pas pourquoi, j’en étais sûr !

Calliopé éclata encore de rire, tandis qu’Helen rejoignait le tablier de sa cuisine, aussi enthousiaste que rayonnante de sa prestance magnifique. Quand la roumaine la voyait bouger ainsi, elle avait l’impression d’avoir elle-même autant de grâce, en comparaison, qu’un babouin dans un sac à patate, ce dont elle se moquait en règle générale. Mais passer autant de temps avec sa vieille amie, de manière aussi intime depuis quelques jours, et malgré les événements mouvementés, éveillaient une certaine envie. Calliopé ne l’assimilait pas à une quelconque jalousie, mais plutôt à une certaine frustration : la féminité d’Helen semblait parfaite et aussi naturelle pour elle que de respirer. Une chose dont la roumaine aimerait être capable de temps en temps. Elle s’amusa de sa propre réflexion, mais tout compte fait, c’est vrai que ça, elle l’apprendrait bien, pas pour en user en permanence, mais juste pour le plaisir que représentait ce talent naturel à la séduction et à la prestance. Et pour un court moment, elle s’imagina rivaliser joyeusement avec Helen dans une soirée huppée. La scène qu’elle imagina fugacement lui tira une bouffée d’émotion étonnante, qui persista longtemps…

Heureusement un peu de musique vint chasser la partie la plus gênante du trouble que la roumaine avait peur d’identifier. Helen faisait tourner un album de jazz, quelque chose que Calliopé assimila à un classique plutôt écoutable. Ce n’était pas vraiment sa tasse de thé, musicalement et elle aurait été incapable de deviner que le joueur de piano n’était autre que Duke Ellington. Mais comme fond sonore agréable, le choix était bon, tandis qu’elle se penchait à nouveau sur l’examen détaillé du cristal.

Helen fredonnait avec entrain certains morceaux, qui faisait encore partie, pour elle, de sa vie contemporaine à peu de choses près : elle avait pu assister au troisième Concert Sacré de la légende du Jazz en 1975. Enfin, elle vérifia que le four était chaud et s’exclama depuis la cuisine :

— Je lance la cuisson ! nous nous régalerons dans trois quart d’heure !

Calliopé ne répondit pas. Helen en fut quelque peu surprise et se pencha dans le salon depuis l’entrée de la cuisine. La roumaine était l’œil sur l’oculaire du microscope et traçait sur du papier quelque chose que l’intendante ne pouvait clairement déchiffrer à cette distance. Mais elle était clairement à un degré de concentration tel que le reste du monde venait de disparaitre. Helen jugea préférable de respecter une si intense activité intellectuelle et retourna dans le plus grand silence en cuisine, préparer le reste du repas et en profiter pour refaire un thé digne de ce nom.

Il se passa au moins un bon quart d’heure, avant que Calliopé n’arrête sa tâche, interrompue par une crise d’éternuement carabinée. Elle laissa un peu tomber son travail pour rejoindre Helen en cuisine, :

— Tu aurais une bière ? Ha heuu…. Et des mouchoirs en papier.

— J’entends cela pour votre nez pris. Il y a des bières de diverses origines dans le réfrigérateur de gauche, consacré aux boissons fraiches, servez-vous. Je vais vous trouver des mouchoirs. Alors, que recèle l’examen du bijou de votre mère ?

Calliopé prit le temps de choisir, face au frigo qui en effet débordait de sodas variés et carrément parfois exotiques, ainsi que de bières qui de toute évidence provenaient d’un peu partout. Elle opta pour une Chimay Bleue. Les brunes n’avaient pas, en général, sa préférence, mais elle allait éviter de choisir au hasard et il lui fallait quelque chose de fort à descendre après ses premiers constats sur le bijou qui leur avait, jusqu’ici, attiré autant d’ennuis. Décapsulant la bouteille, elle se tourna vers Helen :

— Devinette : tu connais l’âge de ce cristal ?

— Hé bien… à la monture et à son histoire, il avait été estimé daté aux alentours du XIVème siècle, il me semble ?

— Hé ben, les experts qui ont fait cette estimation n’ont pas regardé d’assez près : la monture date du XIIIème siècle pour commencer et elle est d’origine ottomane. Mais le cristal… lui, il a plus de neuf mille ans et je sais d’où il vient. Il est du même âge que les pétroglyphes néolithiques trouvés partout de la Mer Noir jusqu’à la Corse. Et ils ont tous la même origine : la civilisation qui a bâti Göbekli Tepe.

— Neuf mille ans ? Mais n’y a-t ’il pas une incohérence majeure, là ?

Calliopé s’exclama en lâchant assez brutalement l’émotion qu’elle essayait de contenir à grande goulée de bière brune belge d’abbaye :

— Ha bah si, tu as raison : comment a-t-on taillé un diamant en forme de dalle à facettes, puis gravé dessus des dizaines de microsillons pratiquement invisibles de pétroglyphes que personne ne sait traduire et le tout il y a neuf mille ans, alors qu’on ne savait même pas usiner le moindre métal ?! C’est pas possible ! C’est pas possible, sauf que je viens de le voir !

Helen fronça les sourcils et s’arrêta sur Calliopé, dont elle devinait sans aucun mal que son cœur battait la chamade et qu’elle était clairement exaspérée par le mystère auquel elle faisait face :

— Nous allons considérer qu’un apéritif sera le bienvenu le temps que mon osso bucco soit prêt. Vous allez pouvoir en profiter pour me raconter en détail ce que vous avez trouvé ; il me semble indispensable que j’en sache autant que vous, même si je m’attends à ne pas pouvoir appréhender ces informations aussi bien que vous, bien sûr.

 

***

 

Le téléphone sonna. Pas celui du bureau parisien du troisième arrondissement qu’il s’était fait prêter et où il travaillait encore, au même dossier trop intrigant pour le lâcher et qui le tiendrait encore au travail sans doutes pour le reste de la soirée, mais son portable ; la différence était reconnaissable, seul son portable avait une sonnerie semblable aux vieux téléphones mécaniques des années soixante-dix. Une nostalgie vintage qui laissait ses confrères de la police assez perplexe, mais ici, il était pratiquement inconnu de personnel, qui, vu le chaos semé dans la ville depuis midi, avait d’autres chats à fouetter que s’intéresser à ses manies. Poussant la porte pour se conserver un peu d’intimité, il répondit après trois dring stridents :

— Inspecteur Duperez ?

— Bonsoir, ici Lepignin. Tu m’avais demandé un service si je voyais deux têtes sortir des dossiers de la DGSI, non ? Ben là, c’est le cas et on est deux ou trois au bureau à se poser des questions sérieuses sur ce qui se passe.

— Hm… raconte ?

— On a reçu un appel anonyme, y’a trois quart d’heure, dénonçant les responsables du piratage à Paris et de tout ce bordel. Juste après un email avec des photos et des vidéos comme preuves. Du lourd, du très crédible ! Sauf que y’a deux problèmes…

— Ca concerne mes deux clientes ?

— Ouais, et ça cadre pas du tout avec ton dossier ! J’ai jeté un œil sur les relevés IP et je viens de tenter de remonter le traçage réseau du mail et de l’appel. Ils n’existent pas ! Personne n’a jamais rien envoyé de nulle part !

— Heu, tu sais que j’y connais rien en informatique, explique-moi la version pour idiot, s’il te plait ?

— Je ne peux pas faire plus clair ! C’est du vent, c’est la même chose que ce putain de piratage, y’a aucun log, y’a rien à remonter, comme si on n’avait pas laissé la moindre trace. C’est le pirate qui a balancé ce signalement bidon ! Toute une équipe du BRI est en route pour aller chopper tes clientes, mais elles vont juste servir à porter le chapeau le temps que l’enquête informatique prouve qu’elles n’y sont pour rien. Mais tu sais ce que ça veut dire…

— Ouais, procédure anti-terroriste, pas d’avocats, des gros bras et on va les secouer quatre jours pour des prunes. J’ai combien de temps ?

— A vue de nez, moins d’une demi-heure si tu veux aller les chopper avant le BRI. Je t’ai déjà faxé un mandat d’arrêt, mais je ne te garantis pas que ça marche.

Le bruit de l’imprimante fit sursauter le quadragénaire. Lepignin avait fait vite ; ça n’étonnait guère Duperez. L’homme, malgré son statut d’agent de la DGSI n’avait jamais caché ses accointances d’extrême-gauche, bien que la notion était désormais floue entre cette dénomination et une gauche populaire confrontée à un monde politique qui s’enfonçait ces dernières années dans le sécuritaire néolibéral, socialistes compris. Il était toujours le premier à tenter de mettre des bâtons dans les roues de son propre service quand il s’agissait de ce qu’il jugeait lui-même comme des abus de pouvoir. Un de ces jours il finirait en procès comme lanceur d’alerte traitre à sa mission. Mais pour l’heure, Duperez avait d’autres chats à fouetter que se soucier des risques qu’il prenait. Leur relation s’arrêtait à une camaraderie de comptoir, avec quelques idées politiques convergentes ; pas de quoi susciter son angoisse pour le sort de l’agent.

Par contre, pour les deux femmes mêlées à son dossier et qui de son point de vue étaient de toute évidence innocentes de tout crime, il avait nettement plus de mouron à se faire.

— Je vois. Merci de ton aide ; je m’en occupe et arrange-toi pour que tes recherches ressortent vite et au bon moment. Je vais avoir salement besoin d’aide quand je les aurais choppées.

— N’y vas pas seul, pour une fois !

— Vu les circonstances, je vais devoir faire avec.

Duperez raccrocha et consulta l’heure sur son portable : l’adresse d’Helen Johanssen était à six pâtés de maison de là. C’était une chance, parce qu’il aurait encore été impossible de circuler en voiture. Et c’était sans doutes sa chance, car les gars du BRI, aussi discrets que soient leurs interventions de coutume, n’iraient forcément pas faire une descente à pied. Ils allaient donc perdre beaucoup de temps à constater que Paris était quasiment impraticable, tandis que l’inspecteur aurait tout le temps d’aller chercher ses clientes, leur expliquer la situation et les aider à aller voir ailleurs si elles y étaient.

Car il n’était pas question de les arrêter : il voulait le fin mot de l’histoire et l’histoire devenait de plus en plus compliqué. Et pour ça, et il se moquait bien de la procédure à l’instant, il allait les aider à rester libres, ce qui serait d’autant plus efficace pour enfin discuter plus sérieusement avec elles.

En attrapant son manteau, il se ravisa et décida qu’il allait tout de même s’équiper. La plupart du temps, son arme de service ne lui était jamais utile et il n’en avait jamais fait usage ailleurs que sur un champ de tir. Mais vu les circonstances, il se dit, en vérifiant son holster et son chargeur de secours, que cela risquait de changer.

En rejoignant l’open-space des officiers de police, il héla le groupe des plus jeunes qui tentaient de gérer les dossiers des plaintes et urgences qui leur tombaient en masse depuis l’après-midi :

— Dites, l’un d’entre vous aurait une moto à me prêter ? Je la lui rends dans une heure…

 

***

 

Le téléphone fixe sonna, rageusement et agressivement. Karl, en train de cuisiner un rôti au knödel fourrés aux œufs durs, faillit balancer sur l’appareil le verre mesureur à farine qu’il tenait en main : personne ne se servait jamais de la ligne fixe et d’ailleurs, celle-ci n’existait que parce qu’elle était comprise dans le bouquet télécommunication et audiovisuel de leur abonnement.

L’allemand décrocha avec agacement. Passé vingt heure, le déranger, sauf pour une urgence, était publiquement réputé une mauvaise idée :

— Hallo ?!

L’homme qui répondit parlait un français particulièrement châtié mais avec un accent que Karl compara de suite à celui des films policiers des années soixante, avec quelque chose d’Est-Africain ou d’’Egyptien en fond.

— Monsieur Lapartin ? Je suis navré de déranger, mais je vous appelle pour une urgence. Je suis Solomon Lyasou, ce nom ne vous dira rien, mais je suis une connaissance d’Helen Johanssen et je veille sur le côté… informatique et réseaux de ses activités.

— Ja… et alors ?

— Et alors, dans je pense moins d’une heure, elle et Calliopé Meliochev seront arrêtées par la Brigade de Recherche et d’Intervention de la police et inculpées pour participation à une action terroriste… enfin pour commencer. Je sais et vous savez qu’il n’en est rien et elles ont besoin de vous. Je crois savoir que ce genre d’intervention pour vos amis est dans vos moyens, non ?

L’allemand fronça les sourcils en fixant avec méfiance le combiné du téléphone. Ça ressemblait à un sacré bobard au premier abord mais, d’une part, il avait comme tout le monde vu ce qui s’était passé à Paris durant la journée ; pas un journal ou une chaine de télévision n’en faisait pas sa une en directe et, d’autre part, Helen était parfaitement capable, qu’elle qu’en soit la raison, d’être mêlée à l’affaire. Ce qui impliquerait d’ailleurs que ce serait particulièrement grave, elle n’avait encore jamais failli à sa discrétion à un degré pareil. Karl finit par reprendre :

— Disons que je vous crois. J’espère qu’Helen vous connait, parce que si ce n’est pas le cas et que je vous retrouve, vous n’allez pas aimer.

— Dites-lui que l’ai appelé d’une cabine publique ce midi, elle saura qui je suis. Pardon d’insister, mais quoi que vous fassiez, vous avez peu de temps pour le faire. Et ne l’appelez pas ! Ses téléphones sont sur écoute, vous devez la joindre en personne ou par les méthodes que vous avez, je suppose, préparés avec elle.

— Ce n’est pas la première fois que je fais ce genre de choses, je m’en serai douté. Bon, un autre truc à savoir avant que je ne fonce ?

— Oui. Il faudra vous attendre à des imprévus… disons… sans doutes armés, mais je ne fais qu’une supposition. Ha… et il faut à tout prix qu’Helen et Calliopé se tiennent loin des systèmes qui impliquent de l’informatique en réseau embarqué. Les avions, les trains, les gares routières, les GPS, tout ça, c’est à éviter !

— Himmel, ça va nous faciliter la vie, tiens !

— Faites vite. Et merci d’avance de votre aide.

Karl n’eut pas le temps de répondre, son étrange interlocuteur avait raccroché. Il beugla de toute sa voix :

— Jean-Marc, lâche la plomberie, c’est pas l’heure et on a plus urgent ! On a une évacuation d’urgence sur les bras !

Le vétéran bedonnant sortit la tête de la salle de bain, le visage trempé, aussi bien par la sueur que par quelques jets d’eaux de la canalisation réfractaire qu’il tentait de mater à coup de serre-joint depuis une heure :

— Il se passe quoi, chéri ?

— Helen a de gros ennuis.

— Mais elle n’a pas fait sonner son alarme ?

— Parce qu’elle ne sait pas encore qu’elle a de gros ennuis. Un de ses contacts vient d’appeler, me demande pas comment, on a pas le temps, mais en gros, elle va se faire chopper elle et sa copine par le BRI pour terrorisme.

— Qu’Helen soit une terreur n’est pas nouveau, mais quelle idée leur prends ? Bon, on voit ça en route. Artillerie lourde ?

— Nein, on n’a pas le temps, prends le sac « action rapide », je sors la voiture !

— Aller sauver les fesses d’Helen en bleu de travail… A mon avis, on va encore en entendre parler dans dix ans.

Karl éclata de rire sans rien ajouter, passant par la porte de la cuisine pour rejoindre la cour et le garage du SUV du couple. Lui-même était en vieille chemise canadienne à carreaux, élimée et trouée. Ha ça, si tout se finissait bien, il y aurait de quoi en raconter pour longtemps.

 

***

 

— Alors, que pensez-vous de l’osso bucco ?

Calliopé leva le nez de son assiette avec un sourire ravi, et un regard qui disait clairement à quel point elle se régalait et avait faim ; elle répondit la bouche pleine :

— Ch’est vachement bon ! Bon, sans le rhume en train de me ruiner le nez, je suis sûre, en plus, que ce serait encore meilleur. Han, mais c’est un bonheur, quoi… Dis voir, ça me couterait combien de t’engager pour cuisiner de temps en temps à la maison ?

— Inutile de parler de rémunération, il vous faudra cependant prévoir un budget adapté à l’achat des provisions nécessaires. Je n’exigerai que le plaisir de partager ces repas avec vous ; cela vous siérait ?

Calliopé resta suspendue dans un sourire au-dessus de son assiette, pour un temps. Le regard brillant d’Helen, à l’allure toujours aussi calme, mais qui si on y regardait bien, cachait difficilement sa joie à assister au régal son amie et l’impatience à attendre sa réponse, lui rappela que la suédoise ne lui avait en rien cachait ses préférences sexuelles. De ce côté-là, Calliopé n’avait aucune idée réelle de ce que pouvait signifier être lesbienne, à part l’évidence qu’Helen préférait les femmes. La profondeur et la complexité des orientations sexuelles lui échappait, d’autant qu’elle aurait eu du mal à se vanter de ses conquêtes, autant de par leur faible nombre que de leur qualité… disons médiocre. La roumaine avait vite préféré sa passion et son travail à tout ce qui concernait l’aspect romantique et amoureux des affaires de la vie, ce qui lui évitait aussi d’avoir à composer avec le poids d’une partie de son éducation : la croix qui pendait à son cou n’était pas qu’un bijou ou un souvenir précieux de son père. Elle n’aurait pas pu se prétendre chrétienne orthodoxe comme l’était sa famille, surtout en passant tant de temps à étudier, comprendre et partager tant de rites culturels si différents et étrangers, mais elle avait suivi le catéchisme et restait relativement croyante. Ce qui lui imposait pour tout ce qui concernait la sexualité un voile de tabou que ses expériences avaient largement pris en défaut, mais pas vraiment abattu.

Est-ce qu’Helen la draguait ? La question lui revint en tête : ce n’était pas la première fois depuis ces derniers jours. Elle n’avait pas osé abordé le sujet et il n’était même pas question d’essayer. Mais il faudrait tôt ou tard qu’elle trouve le moyen d’avoir la réponse… et expliquer que ce n’était pas vraiment quelque chose qu’elle pouvait assumer. Mais là encore, elle se posait la question, ou plutôt, elle savait qu’elle se posait la question tout en n’osant pas aller plus loin que ce constat. Jamais elle n’avait rencontré qui que ce soit qui puisse se comparer, même de loin, à Helen. Jamais non plus, elle n’avait connu personne avec qui il lui était aussi facile de partager n’importe quels instants de vie avec autant d’aisance et de plaisir. Et jamais, au grand jamais, personne n’avait été aussi attentionné et patient avec elle. Si elle évacuait le souci de la sexualité et des goûts d’Helen et remettait cela au rang uniquement affectif, elle conclut qu’elle avait de toute évidence, face à elle, la plus grande et la plus proche amie qu’elle aurait jamais, elle qui ne comptait ses proches que sur les doigts d’une main.

Mais voilà… Helen était lesbienne. L’aspect affectif était forcément bien plus compliqué ; trop pour Calliopé, surtout avec un rhume qui commençait à lui refiler une belle fièvre. D’un autre côté, elle aurait trouvé cela compliqué même en pétant le feu le matin après sa séance de sport : elle conclut qu’elle n’avait simplement pas les apports culturels nécessaires pour avoir l’ouverture d’esprit suffisante pour arriver à appréhender une si perturbante situation.

— Vous hésitez ?

Calliopé revint à la réalité, surprise par l’expression d’Helen, qui, toujours aussi calme et posée, trahissait dans sa question une véritable inquiétude. La roumaine se maudit brusquement : ouais, elle hésitait, et ouais, c’était stupide :

— Non, non, et je dis oui ! Ça me fait super plaisir. Je pensais au cristal et ce que j’ai pu trouver et ça m’obsède un peu, mentit-elle.

Helen ne releva pas l’esquive, dans un sourire et retourna à son plat à son tour, avant de reprendre :

— Je comprends votre préoccupation, ce que vous m’avez expliqué est perturbant. Si j’en conclus bien, le cristal semble clairement un de ces artefacts que la Caneta auraient techniquement étudié et mis à l’abri eut égard à son étonnante anomalie historique. Avez-vous une idée de ce qu’aurait été ce diamant pour ses créateurs ?

— Non, et j’ai aucune chance de le savoir dans l’immédiat. Les populations des chasseurs-cueilleurs de la méditerranée qui ont fondés les sites mégalithiques comme Göbekli Tepe ont bien laissé des traces qu’on pourrait prétendre écrites, des pétroglyphes, mais sans connaitre rien de leur langue, sans pierre de Rosette, y’a aucun moyen de comparer ces écrits pour trouver comment les traduire. On n’est même pas sûr que ce soit des écritures, certaines théories ont pensé qu’il s’agissait de systèmes de comptage ou de calendriers sommaires. Et enfin, ça n’intéressait personne jusqu’à ce qu’on se mette à fouiller sérieusement Göbekli Tepe, y’a quelques années. Bref… techniquement, le cristal d’Ishtar, qui porte sans doutes mal son nom, me laisse dans une impasse. J’ai bien songé à faire mon truc dessus mais je me dis que c’est pas du tout prudent après la dernière fois, et avec un rhume en prime.

— Et pourquoi ne pas aller chercher dans les archives de la Catena ?

Calliopé ouvrit des yeux ronds :

— Tu veux dire que tu sais où elles sont ?!

Helen marqua une petite pause, affichant un sourire de chat joueur, avant de reprendre :

— J’y suis allé quelques fois et si je ne sais pas comment y accéder, l’endroit est fort sécurisé, je sais que votre mère a laissé chez elle toutes les informations nécessaires, à votre disposition.

— Tu veux dire que ce serait chez moi, à Brasov ?

Helen acquiesça sans un mot. Calliopé poussa un soupir un peu étranglé :

— Nous y étions il y a quelques jours… pour… son enterrement. Je ne suis pas sûr de bien le vivre d’y retourner.

— Calliopé, prenez cela comme un retour aux sources, un séjour vers votre enfance, en compagnie d’une amie ; et puis, un séjour culturel aussi. Même si le fond est autrement plus grave que je le décris, il suffit avant tout de mettre en avant les meilleurs côtés de cette aventure et de se focaliser sur eux. Je ne veux pas vous voir souffrir, vous comprenez ?

Calliopé fit un oui de la tête. Elle eut besoin d’un moment, le temps de se moucher et ce n’était pas qu’à cause du rhume, avant de reprendre :

— Je crois que si ça ne te n’embête pas, je reprendrais bien une autre bière ? Et… pour ton travail ? Ça ne va pas te poser de souci si tu m’accompagne ?

— J’allais m’inquiéter du même problème à votre endroit : n’êtes-vous pas sous contrat en ce moment ?

— Ben avec le pillage de ma maison, c’est chômage technique. Franchement, mon client attends son expertise depuis dix ans, il peut bien attendre un mois de plus. Et j’avais aucune nouvelle expédition en préparation.

Helen se leva pour aller chercher la boisson demandée par son amie et en profiter pour sortir du frais une bouteille de véritable chouchen qui ferait un parfait digestif pour cette soirée paisible.

— Au fait, demanda-t-elle, train ou voiture ?

— Ben on va dire train, si ça te convient ?

— L’avion serait autrement plus rapide et confortable, mais je crains que, si je voyage avec vous, il me faille admettre l’idée que nous nous rabattions sur des moyens de transports alternatifs.

— Tu sais… on peut prendre l’avion. Je vais pas jusqu’au Kashmir par le train… enfin, je ne dirai pas non, mais c’est vraiment pas pratique.

— Mais vous en avez peur et, encore une fois, je trouverai déplacé de vous faire souffrir alors qu’il est tout à fait possible de faire le voyage en train.

Calliopé pouffa à la remarque et allait répondre quand la sonnerie feutrée de l’interphone interrompit l’échange du duo. Helen leva un sourcil perplexe : la soirée était largement entamée, une visite à cette heure était incongrue. Elle se dirigea vers le hall d’entrée, pour constater, par l’écran vidéo, que l’inspecteur Dpuerez, engoncé dans un vaste trench-coat qui avait connu des jours meilleurs, fixait la caméra :

— Madame Johanssen ?

— Bonsoir, que vaut cette arrivée si tardive et en personne, monsieur l’inspecteur ?

— Une urgence ! Je suis venue vous avertir que, je dirais, vous avez peut-être quinze minutes avant l’arrivée de mes collègues qui viennent vous arrêter pour terrorisme.

Helen fronça les sourcils et appuya sur l’ouverture de la porte, alors que depuis la salle à manger, Calliopé attendait, sans rien savoir de l’urgence de la situation, des nouvelles. Elle vit reparaitre la suédoise, soudainement fort pressée et préoccupée.

— Helen ? Il se passe quoi ?

— Je n’en sais rien en détail, mon amie, mais il va nous falloir abréger notre soirée de détente et anticiper d’évacuer les lieux en dix minutes ! Habillez-vous, je prépare mes affaires.

 

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