Chapitre 8- Mazda

Dans les méandres d’une zone industrielle anonyme, dans un coin si perdu du monde qu’il eut fallu tout l’entêtement d’une armée de hackers opiniâtres payés le budget d’un pays émergent du sud-est asiatique pour parvenir à le trouver, les milliers de boitiers de processeurs de toute une ferme de serveurs informatiques se mirent à cliqueter, siffler et caqueter dans un bruit feutré, seul témoin d’une puissance de calcul dont la simple énumération du nombre était au-delà du vertige.

*Mazda alerte : protocole d’intervention en cours. Objet : 1904-03-15-G-11. Code Ishtar7. Ligne étape 1 engagée. Ligne étape 2 engagée. Ligne étape 3, en attente. Accès refusé. Accès refusé. Accès refusé. Accès validé, ligne étape 3 engagée*

*Mazda alerte : Anomalie comportementale, activation du protocole G04 : vérification et validation engagées. Sujet : 1952-11-12-SS. Siever.P. Accès archives publiques en cours. Accès refusé. Accès validé. Alerte : Erreur. Erreur. Analyse historique en cours. Erreur. Protocole d’analyse et vérification étendue en cours. Alerte : problème hors contexte, probabilité 94%. Alerte : code contrôle administrateur G04. Vérification et validation du sujet 1952-11-12-SS. Siever.P refusé par le contrôle administrateur G04. Alerte : recherche de stratégie alternative en cours.

Mazda alerte : recherche de stratégie alternative en cours. Temps estimé 58 heures. Calcul en cours*

A des milliers de kilomètres de là, en France, les serveurs informatiques du centre de sécurité de la centrale nucléaire de Nogent semblèrent soudain pris de hoquet, au grand désarroi des ingénieurs présents en train de constater, dans une panique grandissante, que le cœur du réacteur était tout bonnement en train de se placer en arrêt d’urgence.

Cent-dix kilomètres plus loin, les cadres des équipes de sécurité d’EDF se retrouvèrent terrassés par le nombre d’appels des chefs d’équipe alertant que la moitié des transformateurs de la ville montraient des dysfonctionnements critiques. A ce rythme, Paris allait finir dans le noir en moins de trois heures.

Sous le 8e Arrondissement de Paris et dans le plus grand silence, les conduites de distribution d’eau pour tout le quartier Hausmann montaient en pression à une vitesse démentielle, menaçant de faire céder les canalisations les plus âgées.

Rue Eisenhower, la préfecture de police était en plein déploiement des forces de sécurité, se vidant de tout son personnel, tandis que deux alertes, vérifiées et validées par les cellules antiterroristes du département de l’intérieur, annonçaient une action armée en cours au siège d’UBS Paris.

Enfin, un chauffeur de la société de transport DHL se rendait, en compagnie d’un notaire spécialisé, à l’adresse, qu’il ne reconnut guère et cela n’avait franchement aucune espèce d’importance pour lui, le GPS se débrouillait, du 69 Boulevard Haussmann. Son seul commentaire pour son passager, un petit homme sec à lunettes, nanti de documents certifiés et d’un sérieux à refiler une mélancolie généralisée à une assemblée de fêtards ivres fut :

— C’est une banque, c’est ça ?

 

***

 

Calliopé avalait goulûment sashimi sur sashimi, entre deux gorgées de bière blonde japonaise, dans un effort particulièrement remarquable pour oublier la nourriture de l’hôpital, sous le regard ravi d’Helen. Elle aussi dégustait le repas du petit restaurant de sushis sis à quelques pas du Forum des Halls, en plein centre de Paris, avec nettement plus de mesure et de manière que sa camarade.

— Je sais que le poisson est cru, mais je doute qu’il soit encore vivant et puisse avoir la moindre opportunité de fuir votre assiette.

— Hein ?

Helen pointa le plateau de sashimis avec ses baguettes, sans ajouter autre chose qu’un sourire. Calliopé avala et éclata de rire :

— Faut que j’oublie la bouffe de l’hosto ; c’était atroce. Une sorte de cerise amère posée en décoration sur la coupe que j’ai dû me fader jusqu’à la lie depuis qu’on a pillé mon appartement.

— J’ai du mal à imaginer pire que votre coutumier régime alimentaire, constitué principalement de sandwichs, de pizzas et de plats surgelés. J’entends par là que la nourriture hospitalière se doit, du moins dans la théorie, d’avoir une certaine exigence de qualité nutritionnelle. J’ai toujours mis sur le compte de votre énergie débordante et de votre nature à l’exercice physique intense le fait que vous ne grossissiez pas.

— Tant mieux d’ailleurs ! Je peux manger ce que je veux ! Mais le goût, Helen, le goût ! la bouffe à l’hôpital, ça ressemble à du carton mouillé avec un peu de sel ! Erck !

Calliopé appuya son propos d’une grimace affirmée avant d’attraper un autre morceau de chinchard cru, dans un évident délice. Helen ne put retenir un sourire, tout en dégustant un sushi, avant de changer de sujet :

— Je souhaitais vous faire part d’une requête que nous n’avons qu’évoquée hier, au sujet de nos traits particuliers, Calliopé.

— Uh ?… Ho, je vois… Heu, oui, bien sûr ?

— Il est inutile de revenir sur l’évidence de conserver nos secrets. Je sais que vous n’en parlerez pas et je ferai de même. Jean-Marc et Karl ont une idée assez claire de ma part d’occulte mais ont juré de ne jamais les révéler… et je les connais : même à vous, ils ne viendront jamais en discuter. Non, ma requête concerne votre talent personnel…

Helen fit une pause en regardant Calliopé. Cette dernière arrêta d’engloutir, devenue plus sérieuse, intriguée par cette suspension :

— Je t’écoute ?

— Merci, fit Helen en hochant la tête. J’ai eu une très longue, très riche, mais aussi parfois fort dramatique vie, mon amie. Vous pourriez tout en savoir au prix de quelques efforts et je l’ai bien compris. Mais il me plait de croire que rien n’est plus passionnant que d’apprendre à connaitre une personne par sa relation avec elle. Je répondrais toujours avec grand plaisir à vos questions, Calliopé et j’espère que vous pourrez prendre satisfaction à notre relation. Mais j’aimerais que vous ne recommenciez pas à user de votre don sans ma permission expresse. L’acceptez-vous ?

Calliopé fixa son plateau de bois, visiblement en train de réfléchir, avant de lever les yeux sur son amie. Helen restait toujours aussi calme et sereine, ses émotions abritées derrière son inexpugnable flegme. Mais il y avait dans son regard une inquiétude réelle ; celle d’un refus.

— J’accepte, Helen, ne t’en fais pas. Calliopé rajouta à ses propos un sourire.

Elle eut l’idée d’oser tendre la main pour la poser sur celle de son amie pour la rassurer. Mais elle n’était pas sûre que ce soit opportun avec la distance qu’Helen veillait toujours à conserver.

— Je ne recommencerai jamais, sauf à ta demande.

Elle rajouta :

— Et… heu… ouais… disons que j’ai vu des choses… perturbantes. Je ne savais pas que tu avais autant de liberté ! Du côté sexuel, je veux dire. Mais j’ai aussi vu des trucs beaucoup plus lugubres et j’avoue que je ne voudrais pas les revoir en détail. Que tu me les racontes un jour, par contre, oui !

— Les détails de mes loisirs sexuels ? répondit Helen en s’amusant clairement, désormais rassurée.

Calliopé piqua un fard immédiat. Helen aurait été déçue du contraire, à vrai dire :

— Heu je… tu sais, pour le coté ethnologique et historique, je connais le sadomasochisme, hein, ce n’est quand même pas la première fois…

— Il faut avoir essayé, commenta Helen toujours plus amusée, le regard brillant.

Calliopé toussa un coup, sans aucune simulation, les joues à nouveau en feu. La gorgée de bière venait de mal passer à la remarque :

— Tu me fais déjà découvrir assez de choses qui élargissement un peu mon ouverture d’esprit au forceps ! Je veux dire, avec toi, je m’attends souvent à tout, surtout à l’inattendu. Alors… pourquoi pas hein ?… Mais heu… pour le moment, c’est pas un truc auquel je pense.

Helen acquiesça :

— Malgré l’intérêt que je pourrais porter à vous en faire découvrir plus, le moment est en effet assez peu propice. D’autant qu’il va me falloir aborder des sujets plus sérieux, concernant votre famille et votre véritable héritage, que nous avons dû laisser jusqu’ici de côté. Mais sur ce dernier point, le lieu ne m’apparait pas propice.

Calliopé acheva son plateau de sashimis et montra le trottoir opposé du bout de ses baguettes :

— Parce que, par exemple, il y a une voiture de police banalisée avec deux flics en civil dedans qui nous matent depuis qu’on a quitté le taxi ?

— Vous avez un œil acéré, ce qui n’est pas pour me déplaire. Oui, en effet, c’est pour cela. Vous avez su les remarquer comment ?

— Ben en fait, j’aurais pas fait attention, si je n’avais pas vu une policière municipale aller pour leur filer une contredanse, les engueuler un coup et renoncer quand l’un d’en eux a montré ce que je devine être sa plaque.

Helen hocha pensivement la tête :

— Je les ai remarqués depuis notre entrée dans Paris. Je pense que l’inspecteur Duperez est décidé à comprendre le fin mot de cette histoire et assurer notre sécurité. Ce qui dans les deux cas n’est pas forcément au bénéfice de notre confort et de notre liberté d’action.

Calliopé vida son verre de bière d’un geste et se leva dans le même mouvement en plantant aussi bien sur place ses affaires qu’Helen, clairement décidé à rejoindre les deux officiers de police de l’autre côté de la rue :

— Ben écoute, on va aller gentiment leur dire de faire ça mieux ou de nous foutre la paix !

— Ce n’est sans doute pas la plus appropriée des idées. Calliopé ! Votre parapluie ! Il pleut !

C’est à peu près à ce moment-là que le restaurant plongea dans la pénombre, ce qui fut une surprise : Paris est un petit peu un des derniers endroits où l’on peut s’attendre à une coupure d’électricité. Mais de toute évidence, la panne affectait toute la rue, si ce n’est plus et, immédiatement, les premiers signes de trouble et de panique se firent sentir.

Calliopé, sur le perron du restaurant qu’elle dut quitter, parce que fort vite envahi par d’autres curieux qui venaient constater l’ampleur de l’évènement, montra à Helen le carrefour de la Rue de Rivoli, à quelques pas.

— J’y connais rien, mais les feux de signalisation ne sont pas censés être sur un réseau électrique à part ?

Helen fronça les sourcils :

— Tout à fait, avec, je le suppose, des générateurs de secours afin d’éviter les accidents qui…

Le hurlement de pneus crissant dans une tentative alarmée de freinage fut suivi par un son d’impact métallique et de hurlements de klaxons rapidement couverts par les bruits assez effrayants d’un carambolage en règle. Calliopé eut l’idée de courir aller voir les dégâts, avant de se raviser : elle avait laissé son sac à table. La main gantée d’Helen lui tendit l’objet, avec un petit regard de sévérité, mais sans commenter plus avant.

Au carrefour trempé de pluie, le vacarme de métal fracassé, de klaxons hurlants et de cris de panique recommença.

— Draku, mais c’est quoi cette merde ?

Calliopé commençait à se diriger vers les lieux du désastre. Elle n’était pas la seule : sans compter Helen qui la talonnait, elle aussi fort intriguée et quelque peu inquiète, les badauds des boutiques et restaurants de la rue, très fréquentés à l’heure du déjeuner, se dirigeaient vers le carrefour, y compris quelques personnes ayant pris soin d’attraper trousses de soins et autres équipements improvisés pour tenter de porter secours. Bon nombre d’autres étaient clairement, quant à eux, seulement décidés à regarder et ne pas s’en mêler plus avant. La peur du terrorisme, véhiculée avec un savant matraquage télévisuel par tous les canaux de communication ces dernières années, avait pour effet sur le quidam moyen de l’inciter à la panique salutaire lorsqu’il arrivait ce genre de choses. Et là, franchement, Calliopé n’aurait jeté la pierre à personne de croire qu’il s’agissait bien d’une action terroriste plutôt que d’une spectaculaire panne.

Elle s’interdit de courir. Non seulement il pleuvait, mais courir quand on ne sait pas où est le danger, c’est de manière coutumière stupide et, de son expérience dans des pays autrement plus dangereux, suicidaire. Ses mocassins à talonnettes claquant sur le bitume, suivie du rythme clair et parfait de la canne d’Helen frappant le son à ses pas, elle se retrouva à une dizaine de pas des premiers carambolages. Le massacre était magistralement impressionnant, mais avait clairement démoli avant tout de la tôle et des composites. Au premier regard, il n’y avait pas de blessés critiques ; surtout des gens secoués et choqués et, comme de bien entendu, très en colère contre l’univers tout entier et leurs voisins immédiats en particulier. Elle put voir les deux policiers en civil, très occupés désormais à tenter d’agir et maintenir un semblant d’ordre dans ce chaos grandissant.

— Ha, ces Parisiens. Bon… ça a l’air moche, mais pas si grave.

Helen qui fixait le bout de la rue Rivoli en direction de la Bastille, fronça d’autant plus les sourcils, nettement plus préoccupée que sa jeune amie :

— L’incident s’étend de toute évidence à tout l’arrondissement et tout me porte à croire au-delà. Je crains de devoir vous contredire, Calliopé. Ce qui se passe ne saurait être accidentel ou anodin.

C’est à cet instant qu’un téléphone sonna, avec cette bonne vieille sonnerie à cloche typique des vieux modèles analogiques, un son très incongru dans un concert d’exclamations de voix et d’appels de klaxons. Calliopé se tourna vers son amie, sourcil levé :

— Helen, me dit pas que ton portable sonne comme un vieux machin des années soixantes ?

— Mon anachronisme ne s’étend pas jusque-là et je préfère les sonorités harmonieuses que permet la technologie moderne.

Les deux femmes se fixèrent perplexes, avant de se tourner vers la petite cabine de téléphone urbain qui sonnait toujours frénétiquement, juste à deux mètres d’elles.

Helen commenta, fixant l’appareil :

— Un événement fortuit peut être une coïncidence, pas deux.

Calliopé s’avança et décrocha, plus parce que la sonnerie stridente devenait pénible que dans le désir de répondre à l’appel. Cependant, elle fit un « allo ? » de pure formalité en plaçant le combiné à son oreille.

— Calliopé Meliochev ? Je suis désolé de prendre contact par un tel biais, mais tout autre moyen à distance est dangereux. Helen Johanssen est à vos côtés, n’est-ce pas ?

— Heuu… vous êtes qui ?!

— Madame Johanssen le saura parfaitement. Le temps nous manque et je travaille pour votre famille, mademoiselle ! Vite, passez-moi votre amie !

La Roumaine loucha sur le combiné avant de le tendre à Helen :

— C’est pour toi… C’est totalement zarbi ce truc…

Helen répondit à son tour :

— Bonjour, à qui dois-je cet appel particulièrement saugrenu à cet instant ?

La voix au bout du fil était masculine, plutôt jeune et, de toute évidence, très nerveuse :

— Bonjour, madame Johanssen. Catena populus…

— … in historia connectit. Les présentations sont faites, je doute que votre appel soit suscité par le hasard ; expliquez-vous.

L’interlocuteur d’Helen marqua un bref silence, un peu déstabilisé. Helen nota que ce dernier n’était clairement pas entrainé à ces manigances.

— Vous avez placé en sécurité un objet très important dans les coffres d’UBS Paris, boulevard Hausmann. Vous avez moins de quinze minutes pour atteindre la banque avant que l’objet ne soit dérobé et disparaisse !

— Bien reçu, nous partons de suite !

— Attendez ! Ça va grouiller d’agents d’intervention privés et de police et de militaires ! Il y a une alerte terroriste en cours. Parvenir sur les lieux sera sûrement impossible ! Trouvez une camionnette DHL qui partira de la banque pour remonter le boulevard Haussmann, à priori vers Charles de Gaulle. Elle va forcément être ralentie, elle aussi. Ce sera dedans. Je vais tenter de vous suivre en direct ! Bonne chance !

Le clic mit fin à l’appel. Calliopé fixait Helen en se retenant de l’assaillir de la question qui lui brûlait de toute évidence le regard. L’intendante ne la fit pas attendre :

— Mon amie, je me sens à cet instant affreusement coupable d’avoir mis en péril d’autres secrets que je n’ai pu encore vous léguer. Mais le plus précieux héritage de votre maman est la cause de ces événements et nous avons moins de quinze minutes pour tenter de rejoindre le 69 boulevard Hausmann afin de le sauver.

— Mais c’était qui au bout du fil ?

— Un ami de votre famille, Calliopé. Mais nous ne pouvons perdre de temps. Comment arriver à temps avec les incidents sur la voie publique qui vont arrêter toute circulation ?

— Heuu… Heuu… Ben, ça !

Helen ouvrit des yeux ronds. L’idée était finalement on ne pouvait plus intelligente au vu des circonstances. Ce que Calliopé désignait, c’était une rangée de vélos de location.

— Mon amie, vous avez du génie !

 

2 réflexions sur “Chapitre 8- Mazda

  • 19 septembre 2020 à 14 h 11 min
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    Je suis étonné de ne pas avoir encore entendu Calliopé jurer un « shǎmào », un « shǎděng » ou un « nǐde mā jì ».
    T.

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    • 25 septembre 2020 à 14 h 30 min
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      elle est roumaine, pas chinoise^^

      Répondre

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