Chapitre 5 – Intervention de choc

 

Vu de l’extérieur, le chaos de métaux et de composites qui avait été autrefois un avion de transport Antonov An-32 ne ressemblait plus qu’à une sorte de cigare froissé et mâchouillé, qu’on aurait rageusement écrasé dans un cendrier fumant, avant d’en éparpiller le contenu contre une pente raide et voir si cela pouvait constituer quelque chose qui puisse se comparer à une œuvre d’art abstraite. Il aurait fallu beaucoup d’imagination pour trouver cela beau. Et encore plus d’efforts pour imaginer que qui que ce soit puisse être encore vivant dans ce tas de tôle.

La première pensée de Calliopé fut la surprise qu’elle était encore en vie, après l’irrésistible chute de plus de mille cinq cent mètres depuis les cimes de l’Hindu Kouch. Suivant le fil échevelé de ses pensées, alors qu’elle tentait péniblement d’ouvrir les yeux – un exercice qui s’avéra particulièrement ardu- elle se demanda si sa géographie n’était pas trop rouillée et si son intuition que l’engin devait s’être crashé quelque part au pied du Baba Tungi pouvait être considérée crédible.

Techniquement, le meilleur moyen de le savoir était d’arriver à y voir quelque chose. Avec un effort surhumain, Calliopé parvint à soulever ses paupières, notant au passant qu’elle devait avoir un truc genre commotion cérébrale pour que ce geste soit si difficile à faire. Elle n’était pas très douée en médecine ; sorti des premiers soins d’urgence, ça n’allait guère plus loin. Mais elle se souvint que le mal de crâne fulgurant et les soucis de coordination motrice, ça, c’étaient des signes qui ne trompaient pas, en général.

Il faisait un noir d’encre. Même les yeux grands ouverts, elle ne parvenait pas à trouver la moindre source de lumière qui puisse lui montrer dans quelle situation elle se trouvait. L’hébètement commença, à la vitesse de la conduction nerveuse, à céder la place à la panique la plus viscérale.

— Téléphone, téléphone, téléphone !

Calliopé fut prise d’une soudaine frénésie gestuelle pour tenter d’atteindre son smartphone, réalisant avec encore plus de panique qu’elle ne pouvait pratiquement bouger ni les jambes ni le bras droit et qu’elle ne les sentait presque pas. Le téléphone portable n’aurait aucun intérêt pour appeler des secours, à 4000 ou 5000 m d’altitude, en plein dans les contreforts de l’Himalaya. Mais il fournirait de la lumière, de quoi estimer sa situation et peut-être trouver son sac à dos et son téléphone satellite.

Le petit appareil qu’elle parvint à attraper eut la bienséance de fonctionner, malgré un écran largement fissuré. La lumière fut, au grand soulagement de Calliopé.

Et elle hurla. Un cri de pure terreur animale.

Dans la lumière, elle ne voyait que du métal tordu, des étoffes déchirées et les chairs sanglantes de ce qui avait été les passagers de l’An-32 ; ses collègues et ses confrères archéologues et géologues. Il n’y avait rien d’autre que cet espace confiné et minuscule où elle était, comme eux, broyée par ce qui restait de la machine, compacté dans un amas de viscères et de corps sans vie.

 

***

 

Jean-Marc pesta un grand coup en louchant sur la petite console portable qu’il triturait avec acharnement pour tenter de conserver le contrôle du drone. Assis sur le siège conducteur, Karl le regardait faire distraitement tout en conduisant, avec l’air le plus naturel possible, tandis que son SUV Renault faisait, pour la quatrième fois, le tour du bloc d’entrepôts.

— Bon, tu t’en sors ?

— Tu crois que c’est facile ? Je ne suis pas de la génération joystick, moi.

— Je crois qu’on dit joypad, maintenant ; t’as raison, t’es vieux.

— Toi aussi mon amour et toi, tu ne saurais même pas t’en sortir avec un portable. Attends ; ha, ça y est, j’y suis… Hé, regarde la route !

Karl eut juste le temps nécessaire pour réagir et éviter le gros semi-remorque en route vers les halles de Rungis, qui fit mugir son klaxon de protestation, une fois l’accident évité. Jean-Marc lâcha un grand soupir de soulagement, un peu blême ; mais il n’avait pas perdu le contrôle du drone et en remercia intérieurement et le Bon Dieu et ses années de formation militaire.

Karl invectiva le chauffeur avec un tel enthousiasme que Jean-Marc ne douta pas que si son époux avait eu un mégaphone, il n’aurait pas hésité à en user :

— Hurensohn arschloch !

— Regarde la route. Et arrête de crier, tu sais qu’on est censés être discrets ? Bon, ça y est, disais-je… range-toi sur le bas-côté.

— Envoie l’image ?

Tandis que Karl glissait l’imposante voiture quatre roues motrices sur la première place de livraison venue, Jean-Marc alluma l’écran incrusté au tableau de bord, connecté au boitier de contrôle du drone. L’image était en noir et blanc, mais en haute définition et Jean-Marc zooma sur la haute fenêtre d’un vieux garage de révision automobile, en apparence abandonné. Vu de plus près, il était squatté depuis belle lurette et, pour un regard de militaire, fortifié comme un repaire de malfrats insurgés digne de ce nom. Au centre de l’objectif de la caméra, une femme ligotée à une chaise, sac noir sur la tête, apparemment groggy et, autour d’elle, quatre types à divers degrés d’excitation, bien que le plus calme d’entre eux, un petit gars sec aux cheveux châtains filasses, avait tout de suite l’air le plus menaçant.

— Tu vois Helen, demanda Karl ?

— Oui, là, répondit Jean Marc.

Il zooma encore au maximum de la caméra. Helen apparut au second plan, derrière une paroi grillagée. De toute évidence, si elle avait les mains liées dans le dos, la prudence de ses ravisseurs s’était arrêtée là : la cage où elle était enfermée n’avait pas vraiment l’air bien solide et ne supporterait pas quelques coups de pied vigoureux.

— Tiens, c’est la première fois que je la vois attachée. Ça doit lui plaire, non ?

Karl lâcha un rire, peut-être un peu forcé. La situation ne le prêtait pas trop à l’humour :

— Je ne crois pas ; elle, elle aime attacher les autres, je te rappelle.

— Ouais, pas faux. Regarde, elle nous voit.

Karl se pencha sur l’écran en imitant son époux, sourcils froncés, avant de sourire :

— Oui, tu as vu le signe de tête ? Bon, dégage le drone ; on étudie le terrain et tu nous mitonnes un plan d’intervention ?

Jean-Marc reprit les commandes du petit appareil silencieux. Les deux vétérans purent voir Helen cesser ostensiblement de regarder vers le drone, pour se concentrer sur la scène devant elle, avant que la caméra ne montre plus que des bouts de ciel, de rues et de bâtiments industriels de Rungis. Trois minutes plus tard, l’engin s’était posé en toute discrétion dans une ruelle aveugle. Le duo irait le récupérer plus tard ; il aurait été stupide de signaler leur activité et leur position en ramenant le drone à eux ; la machine était sacrifiable.

Pendant ce temps, Karl visionnait l’enregistrement :

— Regarde, ils sont pas mal armés. Je compte au moins trois pistolets visibles ; ça, ça doit être un taser et, sur la table, des cartouches de fusil à pompe et des munitions de… 7,62. Une kalachnikov, au moins.

— Pas étonnant ; avec un pain de shit, tu t’en trouves une comme tu veux de ces saloperies. Tu es au courant que nous sommes à Paris, pas à Karachi et que, dans le coin, la plus élémentaire prudence voudrait qu’on prévienne les autorités ? Avec ces images, c’est débarquement du RAID assuré et fin des problèmes.

— Et rater une telle bagarre, chéri ?! Tu ne vas pas me dire que tu deviens prudent ? Et puis, merde, t’es plus formé que la moitié de ces gus, ce n’est pas toi qui leur donnes des cours de libération d’otage ?

— Une base élémentaire et arrête de me prendre pour une bille, tu le sais très bien, c’est de prévenir les équipes d’intervention locales. Jean-Marc finit par répondre au sourire enthousiaste –et un peu inquiétant – de Karl qui s’enthousiasmait clairement : Hm… écoute, je vois un bien un plan d’action. On ne va pas risquer la vie d’Helen et de sa copine présumée sans y aller nous-même. T’as embarqué tes flashbang ?

— C’est comme les capotes ça ! Je ne sors jamais sans !

Jean-Marc éclata d’un rire franc cette fois, et vint chercher les lèvres de son amant avec plaisir :

— Alors, un coup de fil, un p’tit streaming et je te dis comme on va faire ça.

 

***

 

Dido s’énervait de plus en plus et arracha brutalement le sac qui couvrait la tête de Calliopé ; quelques cheveux suivirent au passage dans le mouvement, sans que cela ne la réveille pourtant. Il se tourna vers le vaste colosse aux cheveux crépus qui le regardait d’un air penaud, tenant une bière froide en guise de glaçon contre le nez pour calmer la douleur de l’hématome :

— Bordel, t’es vraiment qu’un gros connard ; si t’as cogné trop fort, elle nous sert plus à rien !

— Mais, Dido, cette pute, elle m’a pêté le nez !

— Ton nez ne vaut pas vingt mille boules, abruti ! Elle si !

Dido, le plus petit et sec de la bande des quatre hommes occupant le local abandonné du garage, se pencha sur la fille. À propos de nez cassé, le sien l’était peut-être, même s’il ne connaissait rien à ces trucs de médecine. Du sang lui maculait le bas du visage, et il n’était pas bien sûr que ça ne saigne plus. Il la secoua, ce qui ne donna pas plus de choses que s’il avait agité une poupée de son.

Helen, depuis sa prison improvisée, ne manquait rien des activités de ses ravisseurs. L’endroit où on l’avait enfermé était la remise de l’atelier, de toute évidence improvisé avec un manque évident de compétence, en geôle de fortune. S’étant montré docile et totalement coopérative, aucun des membres du gang de Dido n’avait songé à attacher ses poignets à une prise solide. Elle était certes entravée, mais libre de ses jambes ce qui, pour elle, voulait dire libre de beaucoup d’actions possibles si l’occasion s’en présentait. Et l’apparition d’un petit drone discret et curieux venant observer par les soupiraux du garage lui confirma que l’occasion qu’elle attendait n’allait pas tarder. Mais pour le moment, elle devait faire bonne figure. Ces jeunes voyous étaient armés jusqu’aux dents, ce qui n’était pas une très bonne nouvelle et très nerveux et excités, ce qui en était une moins bonne encore. Et Calliopé allait mal ; ce qui l’inquiétait autrement plus que toutes les autres circonstances présentes.

Helen toussa pour attirer l’attention. Immédiatement, Tony, le plus silencieux de la bande, qui avait usé du taser pour neutraliser Calliopé, braqua vers elle une kalachnikov à la crosse sciée. Elle ne perdit pas son flegme habituel, bien que la vue d’un canon capable de cracher dix balles à la seconde n’aidait pas beaucoup à la sérénité.

— Hum… je ne crois pas constituer une menace, jeune homme. Je souhaitais seulement souligner à l’intention de votre chef que si vous souhaitez gagner vingt mille euros, je suis prête à les négocier contre notre libération saine et sauve.

Dido aboya rageusement en réponse :

— Ta gueule la bourge ! Tu vas l’cracher ton pognon, mais d’abord, ta copine doit nous dire où elle a foutu la merde qu’elle planque !

Helen parvint vite à quelques conclusions : c’était les mêmes qui avaient forcé l’appartement de sa protégée sans rien voler, ignorant tout de la valeur pécuniaire particulièrement élevée de certains des trésors qu’ils avaient abimés. Ils étaient donc venus chercher quelque chose de bien particulier et avaient forcément des commanditaires et des ordres. Mais ils n’avaient pas plus de culture que d’idée du prix de ce qu’ils cherchaient : ils auraient tout aussi bien pu foutre un Rembrandt au feu pour se réchauffer sans savoir qu’ils brûlaient quelques millions d’euros. Il fallait gagner du temps et, à ce genre d’exercice, elle avait une expérience qui dépassait l’âge cumulé de tout ce quatuor. Helen reprit, toujours aussi calmement :

— Mon amie a pris un mauvais coup de la part de votre sbire ! D’ici, je ne peux rien dire sur son état, mais cela fait plus de vingt minutes qu’elle est inconsciente, ce qui implique un risque médical avéré. Si vous ne souhaitez pas que je m’occupe d’elle, laissez-moi au moins vous aider à trouver la chose que vous recherchez. Je puis, peut-être, me rendre utile ?

Dido hésita, secouant encore la fille aux cheveux blancs. Elle n’était pas cannée, puisqu’elle respirait, mais ça n’allait guère plus loin. Il maugréa un coup avant d’avancer rageusement vers la cellule improvisée de la bourgeoise embarquée avec sa cible, tenant une tablette dans une main, un pistolet 9mm de facture chinoise dans l’autre. Plaquant l’écran de la tablette contre le grillage, il aboya, sous le regard soudain curieux de ses potes.

— Ça, tu l’as déjà vu ?

Helen eut du mal à dissimuler sur l’instant sa surprise. Bien sûr qu’elle l’avait vu, des années durant, d’ailleurs, soit dans la boite à bijoux de la mère de Calliopé, soit parfois à son cou, les rares fois où elle avait osé porter le pendentif en public. La photo était cependant en noir et blanc et datait, elle le savait parfaitement, de plus de soixante-dix ans. C’était le Cristal d’Ishtar, dans sa boite gravée, un des bijoux les plus précieux de la collection Rothschild, avant la Seconde Guerre mondiale, les nazis et les rafles des juifs, la spoliation des biens culturels et les caches d’œuvres d’art comme Alt Aussee. Ce joyau ne valait pas vingt mille euros, ni même dix fois cette somme. En fait, à la connaissance d’Helen, il n’avait pas de prix, sauf celui que les plus acharnés collectionneurs auraient pu dépenser pour le retrouver et mettre la main dessus.

— Je peux déjà vous assurer que mon amie ne possède pas cet objet ; vous aurez remarqué, tout à votre fouille de ses appartements, que les bijoux n’ont de toute évidence aucun intérêt pour elle.

— Elle l’a ! Ce machin était dans la boite sur la photo et y’a qu’elle qui peut l’avoir, ne me raconte pas de conneries !

Helen saisit l’occasion de la remarque de Dido, qui secouait un peu trop rageusement son arme de poing vers elle :

— Le coffret de palissandre ? C’est le lot 14202 de la liste de Linz… si votre tablette est connectée à internet, je vous suggère de taper ce numéro et ce nom complet dans une recherche web. Vous apprendrez qu’il se trouve dans les réserves du British Museum de Londres. Je vous fais la promesse solennelle que c’est la plus stricte vérité ! Et je suis prête à vous payer votre dû pour compensation de ce contretemps si vous nous laissez partir !

— Et pourquoi je te croirais, pouffiasse ?!

— Parce que vous aurez noté que je suis en effet une bourgeoise ne manquant pas de moyens, surtout si sa vie est en péril et que je viens de vous donner le moyen de vérifier ma bonne foi en quelques clics sur votre tablette ?

Le dernier de la bande, Gégé, l’esprit largement rongé par les brumes de la résine de cannabis s’était approché à son tour de la cage. Seul Rachid, toujours en train de soulager sa douleur avec sa compresse de bière improvisée, restait aux aguets, surveillant surtout Calliopé. De toute évidence, il hésitait entre la peur prudente et la haine revancharde envers la jeune Roumaine.

Dido hésitait. La bourgeoise mentait sûrement, mais elle avait cité le même nom que celui de son commanditaire : le coffret de palissandre des Rothschild, avec ce pendentif dedans. Il avait le choix de tout perdre en ne l’écoutant pas ou passer pour un con quelques minutes devant ses hommes en vérifiant. Dido n’était pas si bête – on ne reste pas chef de bande bien longtemps en étant un abruti – même si sa culture ne s’arrêtait guère plus loin que celle des chaines de télévision grand publique ; le gars qui lui avait commandé ce boulot ne méritait pas plus la moindre confiance que cette grande blonde qui lui proposait une alternative à une situation qui puait. Il passerait au mieux cinq minutes pour un idiot et, si elle avait menti, elle vivrait le plus sale moment de sa vie jusqu’à supplier de mourir. Et il ne se gênerait pas pour faire durer le supplice.

Helen soupira de soulagement, sans rien en montrer, en voyant le voyou s’éloigner et commencer à vérifier ses dires sur sa tablette. Tous ses comparses avaient l’attention rivée sur les agissements de leur boss et le moment était parfaitement adéquat pour profiter de la diversion et lancer un assaut en règle. Toute la question se résumait donc à : Jean-Marc et Karl avaient-ils pu observer la scène et arriver à la même conclusion ?

La réponse vint immédiatement. Avec son et lumière.

 

***

 

Jean-Marc n’avait jamais eu vraiment de soucis de culpabilité avec son embonpoint. Même du temps de sa carrière dans le 1er RPIMa, il n’avait jamais été mince. Bon, peut-être quand même un peu moins enrobé, certes, mais ça ne faisait guère de différence pour lui. Pourtant, à cet instant, après plusieurs longues minutes d’escalade puis de reptation dangereuse par des soupiraux pas prévus pour des humains et le long des poutres étroites du sous-toit du garage, il pestait contre son bide. Mais il avait pu se placer dans un angle d’intervention idéale, amplement aidé par la nuit noire de novembre.

Jean-Marc se cala le plus confortablement possible sur son perchoir improvisé –décidément, la prochaine fois, il penserait à un corset pour ramasser son ventre- et braqua son système vidéo embarqué sur la scène en contrebas. Il pouvait entendre assez bien les échanges entre Helen et les ravisseurs, cette dernière tentant de toute évidence de gagner de temps tout en donnant l’illusion qu’elle n’essayait pas de les embobiner. Sur sa vision augmentée, le vétéran voyait le petit point GPS de Karl qui attendait le feu vert derrière la porte nord du garage, à six mètres de Calliopé. Durant les cinq minutes que Jean-Marc avait consacrées à son crapahutage, son époux avait miné la paroi de tôle à grand renfort de cordon détonant. Il n’attendait plus qu’un feu vert pour lancer l’assaut sur sa cible primaire : l’otage blessée. Jean-Marc savait exactement quoi faire et comptait dans son plan qu’Helen saurait réagir de la plus adéquate manière. Il assura son harnais d’escalade contre un des piliers de soutien du toit et vérifia que le descendeur allait faire son office.

Si tout allait bien, l’affaire sera bouclée en moins de vingt secondes.  Le RAID, prévenu depuis 5 minutes par l’intermédiaire d’un signalement à la police, vidéos comprises en guise de preuve, arriverait comme la cavalerie : trop tard. Avec un sourire qui plissa joyeusement ses rides de cinquantenaire, le vétéran lâcha dans le vide une bonne vieille chaine de petits pétard-mitraillettes.

Les claquements secs fusèrent avant que la chaine ne touche le sol et, avec l’écho dans le vaste espace du garage, cela ressemblait forcément à une mitraillade. Jean-Marc lâcha sa seconde surprise, la vraie, à peu près au moment où l’ensemble des voyous tournaient la tête vers le danger.

Il ferma les yeux et se boucha les oreilles : ça allait secouer.

 

***

 

Helen fut interrompue alors qu’elle allait s’expliquer sur les origines de ses connaissances sur la boite de palissandre –et pour le coup, elle s’attendait à inventer un bobard majeur- quand elle entendit les pétards. La cavalerie, la vraie, celle qu’elle avait appelée à l’aide, était donc là. Elle fut la seule des gens conscients dans la pièce à fermer les yeux et tourner immédiatement la tête à l’opposé du bruit. Parce qu’elle savait ce qui suivrait logiquement.

Une seconde plus tard, six millions de candelas et 170 décibels ruinèrent en une explosion ravageuse la vue et l’ouïe de tous les occupants du bâtiment. La détonation de la flashbang M84 fut suivie de celle de la paroi minée par Karl, avec cette fois des effets nettement plus brutaux sur l’aménagement intérieur du garage : humains et mobilier furent soufflés à peu près pareillement avec la force d’une mêlée de rugby à treize.

 

***

 

Calliopé s’effondra le long de l’éboulis où l’An-32 avait fini sa course. Les rochers instables glissèrent sous son poids et elle commença à dévaler la pente en se retenant de son mieux pour ralentir la chute, avant d’être stoppée par un bloc plus vaste et moins instable que les autres. Elle considéra qu’elle avait une chance inouïe qu’il fasse plein jour et un soleil vif : elle aurait quelques heures de répit avant qu’avec la nuit ne vienne le froid mortel de la haute altitude, omettant au passage que sa chance la plus formidable était d’être encore en vie.

Calliopé ignorait par quel effort de volonté elle avait pu s’extirper de l’amas de corps et de tôle où elle venait de passer des heures, piégée comme un animal condamné. Mais elle n’ignorait pas comment elle avait pu trouver cette force. Au plus fort de la plus intense panique qu’elle vivrait jamais, elle avait soudain vécu un flash brutal ; une vision. Elle avait revécu les derniers moments de l’appareil et du crash, non par ses yeux, mais depuis l’intérieur de l’habitacle, comme si quelque réalisateur de film catastrophe minutieux eut voulu filmer une vraie scène en disposant des caméras dans tous les angles pour enregistrer la scène de toutes les manières possibles et, ainsi, en tirer un condensé visuel dans tous ses détails. C’était une vision de cauchemar insensé revue avec une précision à rendre malade le dernier des tortionnaires sociopathes, mais Calliopé avait pu voir, dans l’entassement de corps, de débris et de bagages qui l’écrasait, un ordre d’empilement qu’il lui serait possible de dégager étape par étape. Il n’y avait rien d’insurmontable, si elle s’en tenait à cette vision ; il ne lui faudrait que de la patience, de la ténacité et passer par-dessus la terreur et le dégout de devoir ramper dans l’enchevêtrement de morts qui la compressait au fond de la carlingue.

L’effort lui avait pris des heures et avait achevé de mener son corps au bout de ses forces. Calliopé se demanda si, à part le poignet gauche sans doute cassé, une hanche terriblement douloureuse, au moins deux côtes fracturées et des contusions et plaies partout, elle avait quelque part une blessure qui avait déjà lancé le chronomètre de son agonie dans les heures à venir. L’épuisement décida pour elle de remettre la question à plus tard ; difficile de déterminer si elle s’endormit ou sombra dans l’inconscience sur son bout de rocher.

 

La nuit tombait, ce qui voulait dire, quand Calliopé en prit conscience en se réveillant, qu’elle ne survivrait pas au froid intense qui commençait déjà à mordre. Mais ce qui l’avait réveillé la regardait, à quelques mètres de là, se demandant sans doute si elle était morte. Rien d’étonnant, elle était couverte de sang et les vêtements déchiquetés. Elle leva la main vers la silhouette qui se décida à approcher, suivie par d’autres hommes, qu’elle reconnut comme des Kalash, une tribu polythéiste de l’Hindu Koush Pakistanais. La moins pire des mauvaises rencontres qu’elle pouvait faire dans la région, où elle savait qu’elle n’aurait aucun espoir de secours officiels avant plusieurs jours.

Ravalant le peu de salive qu’elle pouvait encore avoir, Calliopé tenta de réunir tout ce qu’elle connaissait du Kalashamon, leur langue tribale. Ça n’allait pas plus loin qu’une centaine de mots… et dans son état on pouvait diviser ce lexique par trois. Elle s’y essaya quand même. Le son rauque et croassant qui sortit de sa gorge lui fit peur.

Les Kalashs levèrent leurs fusils en parlant vite et fort, en réponse à sa tentative de communication. Calliopé se demanda si c’était à cause de sa voix ou de ses mots. Il lui fallut un moment pour avoir confirmation que ce n’était finalement ni l’un, ni l’autre.

 

***

 

Karl déboucha, avec toute l’allure d’un dieu nordique de la guerre furieux, par le gros trou que son cordon détonnant avait découpé dans la porte du garage alors que le métal n’avait pas fini de rebondir à trois mètres de là. Rachid, qui avait pris le souffle de plein fouet malgré sa corpulence, eut la mauvaise idée de vouloir attraper son pistolet, même à moitié aveugle et sourd. Karl ne fit pas dans le subtil et lui colla, de son fusil SIG-550, trois balles en caoutchouc dans le buffet. Dans le même instant, Jean-Marc se laissa tomber de son perchoir, freiné par son descendeur, mettant en joue, en s’empêtrant un peu, son énorme fusil à pompe AA-12.

Le bref temps perdu pour aligner ses cibles, une fois au sol, était le plus grand risque de la manœuvre, mais le problème fut évacué efficacement. Helen donna trois coups de pieds contre le grillage de sa cage, qui céda, déjà fatigué par le souffle. Son quatrième coup de pied un pas plus tard fut pour la première tête qui se fit mine de se relever. Dido repartit donc directement dans les bras de Morphée et n’en sortirait pas avant un moment. Le temps que Jean-Marc se poste au-dessus de Gégé et Tony, la situation était sous contrôle et Karl ficelait déjà Rachid.

Mais Helen se moquait aussi bien de ses contusions que de sécuriser ses ravisseurs. Elle fonça sur Calliopé qui, comme tout le monde, avait volé de sa chaise et s’était effondrée deux mètres plus loin, toujours inconsciente.

— Calliopé ? Calliopé ! Elle appela aussi fort qu’elle le pouvait tout en se penchant sur la jeune femme. Aucune réaction et même bilan quand elle vint lui écraser l’ongle du petit doigt ; une méthode brutale, mais radicalement efficace pour réveiller les gens. Helen palpa son cou, de plus en plus inquiète et héla Karl :  Il faut l’évacuer, sa pression artérielle chute. Je ne sais pas ce qu’elle a, mais il faut de toute urgence un hôpital !

Karl opina du chef en regardant vers Jean-Marc :

— Le Raid va arriver quand, d’après toi ?

— Pas assez vite, chéri : si Helen dit « de toute urgence », tant pis pour la politesse. Je finis de les ficeler et je ramasse les bouts. Toi, tu embarques la fille et tu l’évacues avec Helen, je vous rejoins !

Karl n’hésita pas, s’avançant pour ramasser Calliopé :

— Ça va faire des tracasseries administratives, tout ça…

— Non, Karl.

— Quoi, non ? Mais l’allemand comprit de suite : Helen venait de soulever Calliopé et la serrait dans ses bras. Il n’insista pas ; il connaissait bien sa vieille amie et les questions viendraient plus tard.

— Ja, ja. J’ouvre la marche, tu vas sur le trottoir et tu marches plein nord, j’arrive avec le panzer.

Karl n’attendit pas de confirmation et démarra en trombe pour rejoindre au plus vite le SUV. Derrière lui, Helen pressait le pas aussi vite qu’elle le pouvait, tout en craignant de toute évidence le risque d’aggraver les blessures de son précieux fardeau si elle la secouait. Quand à Jean-Marc, il ne fut pas bien loin derrière, après avoir pris soin de ramasser son harnachement, la tablette numérique de Dido et les affaires d’Helen et Calliopé, canne comprise.

La police et le RAID arrivèrent sur place moins de treize minutes après l’appel reçu ; il n’y avait aucun doute que ce n’était pas du tout un canular. Le constat que quelqu’un d’autre avait fait le boulot à leur place les agaça prodigieusement et, de toute évidence, la nuit allait être très longue pour le service de police nationale de tout le Val-de-Marne.

 

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